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L’amortissement de l’usufruit viager : mise en œuvre en cinq Questions / réponses.

Eclairage du 11 octobre 2019 - N°323

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Le Conseil d’Etat a récemment consacré le caractère amortissable d’un usufruit viager[1] et admis la possibilité de fixer la durée de cet amortissement d’après l’espérance de vie de l’usufruitier.
Les deux principes suscitent l’approbation.

Reste à déterminer comment ils s’intègrent dans l’environnement fiscal qui est le leur, compte tenu des dispositions souvent restrictives régissant le démembrement de propriété et l’amortissement.
Certaines de ces dispositions doivent être mise à l’écart ou être adaptées pour tenir compte des spécificités de ce droit réel singulier, ce qui, à bien y regarder, pourrait ouvrir la voie à de belles stratégies patrimoniales.

[1] V. P. Fernoux, L’amortissement de l’usufruit viager, NL de l’AUREP n°312

Question n°1 : L’arrêt de principe rendu le 24 avril 2019 (CE 9ème et 10ème chambres réunies 24 avril 2019 n°419912)[1], par le Conseil d’État[2] concerne-t-il l’amortissement du bien immobilier démembré ?

Un point important doit être clarifié in limine : le différend qui opposait le contribuable à l’administration fiscale ne concernait pas la possibilité d’amortir ou non les biens immobiliers dont la bailleresse détenait l’usufruit.

L’administration fiscale, qui s’appuie en cela sur d’anciennes décisions jurisprudentielles (CE 16 nov. 1936 n°48224 ; 24 fev. 1967 n°65699), retient une conception de l’amortissement fondée d’avantage sur la « propriété » de l’actif que sur son « contrôle »[3]. Elle précise que les biens dont l’entreprise a la jouissance en tant qu’usufruitier ne font pas partie de son actif et ne peuvent pas, dès lors, être amortis ; seules les charges correspondant aux obligations de l’usufruitier peuvent être déduites des bénéfices de l’entreprise (BOI-BIC-AMT-10-20 n°260 ; RM Weinman, JOAN 12 décembre 1959, p. 335, n°2834). Elle en tire la conséquence que l’amortissement du bien démembré ne peut être opéré que par le nu-propriétaire (BOI précité n°260 ; CE 5 oct. 1977 n°04718 ; rép. Min Frassa, JO Sénat, 14 déc. 2017, n°1405).

La question soumise à l’appréciation de la Haute juridiction administrative était autre : elle consistait à déterminer si le droit démembré d’usufruit pris en tant que tel, compte tenu de sa nature viagère en l’espèce, constituait une immobilisation incorporelle pouvant être amortie. C’est une réponse positive qui lui a été apportée, nonobstant le refus de l’administration fiscale.

Question n°2 : La décision du Conseil d’État doit-elle être approuvée ?

En substance, la motivation de la décision rendue par le Conseil d’Etat est fondée sur le syllogisme suivant :

Autrement dit, en l’absence de disposition fiscale particulière, la possibilité d’amortir annuellement un usufruit viager devait être déterminée en application des règles comptables et en ayant égard aux caractéristiques de ce droit.

L’opposition se polarisait sur une question sémantique. Le terme « déterminé » doit-il ici être pris au pied de la lettre ? Le juriste sait que le décès d’une personne physique peut constituer un terme incertain, c’est-à-dire un évènement futur et certain (le décès), mais dont la date précise est incertaine (Code civil, article 1305)[2]. Cette qualification permet notamment à la Cour de cassation d’appréhender la donation d’usufruit successif comme une donation à terme de biens présents[3].

Lorsque l’usufruit est viager, son extinction est naturellement certaine, c’est l’une des caractéristiques essentielles de l’usufruit que d’être limité dans le temps, temporaire. La date de cessation de l’usufruit, la fin des effets bénéfiques qu’il produit pour l’entité n’est certes pas déterminée, mais elle est déterminable[4], ce qui justifie de pratiquer un amortissement.

A vrai dire, la position retenue par l’administration fiscale dans ce contentieux étonne. Certaines propriétés intellectuelles génèrent également des effets bénéfiques limités dans le temps. L’administration fiscale ne soutient pas pour autant que la cessation de la protection seule entraine dépréciation de l’actif détenu. Elle admet formellement dans sa doctrine que de tels actifs peuvent faire l’objet d’un amortissement échelonné sur la durée de cette protection ou la durée d’utilisation si elle est inférieure (BOI-BIC-AMT-10-20, n°380).

De son côté, le Conseil d’Etat admet de longue date notamment à l’égard de logiciels informatiques que l’impossibilité de déterminer précisément la date d’obsolescence de l’actif ne fait pas obstacle à son amortissement, ce dernier devant être déterminé par référence à

« la date à laquelle il était prévisible [que ce logiciel] serait atteint d’obsolescence au regard des besoins de l’entreprise » (CE 22 février 1984, n° 39535, 7e et 8e s.-s. :  RJF 4/84 n° 408).

La Haute juridiction tire ici toutes les conséquences du fait que l’entité détient un droit réel cessible affecté durablement à l’activité dont la valeur se déprécie progressivement avec le temps. Un tel principe semble à la fois conforme à la méthode de valorisation financière de l’usufruit et à la réalité économique, la valeur vénale du droit démembré détenu se dépréciant inéluctablement avec le temps. De ce point de vue, le principe énoncé est également conforme à la finalité de représentation fidèle de la réalité économique poursuivie par l’amortissement[5].

Question n°3 : La durée d’amortissement de l’usufruit est-elle liée à l’analyse retenue par le Conseil d’État.

L’amortissement admis par le Conseil d’Etat est déterminé en ayant égard exclusivement à la durée de vie prévisible de l’usufruitier, de manière linéaire et sans considération des modalités d’obsolescence, ni des effets bénéfiques, du sous-jacent, c’est-à dire du bien faisant l’objet du démembrement.

Ces modalités sont cohérentes dès lors que, d’une part ainsi que nous l’avons rappelé, l’immobilisation ne porte pas sur le bien lui-même mais sur l’immobilisation incorporelle que représente le droit démembré et d’autre part que ces variables influent sur la détermination de la valeur notamment du prix d’acquisition du droit démembré qui servira par principe à fixer l’assiette de l’amortissement[1].

La détermination de la durée d’amortissement par référence aux tables de mortalité publiées par l’INSEE peut ainsi être assimilée à un usage au sens de l’article 39, 1, 2° du Code général des impôts[2]. Cette modalité de détermination de la durée de l’amortissement par référence aux tables de mortalité correspond aux préconisations formulées sur le plan comptable (Voyez en ce sens mémento Francis Lefebvre comptable 2019 n°1730-1).

Ce principe ne doit pas toutefois pas occulter qu’ici comme ailleurs l’espérance de vie effective de l’usufruitier doit être prise en considération. Des circonstances particulières inhérentes à l’état de santé de l’usufruitier justifieront de s’écarter de cet usage.

Question n°4 : Dans le contexte ayant donné lieu à cette jurisprudence, les dispositions pénalisantes de l’article 13. 5 du CGI pourraient-elles s’appliquer ?

 La question ne pouvait pas se poser en l’espèce ratione temporis, ce dispositif ayant été instauré par la loi de finances rectificative pour 2012. Il concerne les cédants personnes physiques ou personnes morales « translucides » relevant des articles 8 à 8 ter du Code général des impôts. Mais seules sont concernées les premières cessions à titre onéreux d’un usufruit temporaire.

L’administration fiscale retient une délimitation très vaste des opérations rentrant dans le champ d’application de ce dispositif, puisqu’elle considère qu’il s’applique même lorsque le vendeur aliène concomitamment la nue-propriété à un autre cessionnaire[1].

En l’espèce l’usufruit avait été acquis par la contribuable et la nue-propriété par une SCI. Mais il est acquis que ce dispositif pénalisant ne peut pas trouver à s’appliquer lorsque, comme c’était le cas en l’espèce, l’usufruit acquis est exclusivement viager. L’administration fiscale confirme explicitement ce point dans sa doctrine (BOI-IR-BASE-10-10-30 n°80).

[1] RM Lambert JOAN 2 juillet 2013 p.6919 n°15540.

Question n°5 : Les dispositions restrictives régissant l’amortissement des biens immobiliers ont-elles vocation à s’appliquer dans un tel contexte ?

Plusieurs arguments militent pour l’exclusion de l’article 39 C II 2° du CGI.

Lorsqu’il remplit les conditions strictes requis pour avoir la qualité de loueur en meublé professionnel, le contribuable bénéficie d’un régime fiscal avantageux qui lui permet notamment d’imputer par principe les déficits engendrés par l’activité de location relevant des BIC de son revenu global[1]. Pour autant, même dans un tel contexte, il reste contraint par des règles contraignantes concernant précisément l’amortissement des biens immobiliers affectés à son activité à deux égards.

D’une part, ces biens immobiliers considérés comme immeubles de placement doivent être amortis en fonction de leur durée réelle d’utilisation et non d’après la durée fiscale d’usage plus courte.

D’autre part, l’article 39, C II 2° du Code général des impôts limite l’amortissement fiscalement déductible pour ces biens au montant du loyer perçu diminué des autres charges afférentes aux biens de location[2].

L’amortissement de l’usufruit viager nous semble devoir échapper à ces deux dispositions.  On retrouve à cet égard la distinction fondamentale qui doit être opérée entre l’amortissement de l’actif démembré et celui du droit réel d’usufruit lui-même pris comme immobilisation incorporelle.

Les modalités d’amortissement d’usufruit viager consacrées par le Conseil d’Etat doivent conduire à s’abstraire des contraintes inhérentes aux modalités d’amortissements des immeubles de placement, mais également, littéralement et fondamentalement à celles  inhérentes à la limitation posées à la déductibilité fiscale de l’amortissement.

Assurément – et ce point est expressément confirmé par le Conseil d’Etat – la durée de l’amortissement de l’usufruit doit être déterminée abstraction faite de la durée réelle d’utilisation du bien immobilier qui en constitue le sous-jacent. Elle doit être fixée en fonction de la seule espérance de vie de l’usufruitier.

Le même constat doit être fait pour ce qui concerne la règle énoncée par l’article 39 C, II, 2e du Code général des impôts qui limite l’imputation des déficits résultant de l’amortissement.  Littéralement, ce texte concerne uniquement l’amortissement du bien immobilier lui-même[3], ce qui doit conduire stricto sensu à exclure de son champ d’application l’amortissement de l’immobilisation incorporelle constituée par le droit d’usufruit. La doctrine administrative semble d’ailleurs se positionner dans le même sens et précise que les limites de déduction de l’amortissement des biens donnés en location et mis à disposition prévu au II de l’article 39 C sont applicables « aux biens corporels, meubles et immeubles » (BOI-BIC-AMT-20-40-10-10 n°40).

Une telle exclusion mériterait d’être confirmée. Elle peut sembler choquante de prime abord. Ne permettrait-t-elle pas de contourner indirectement les dispositions de l’article 39 C II 2° du CGI ; de faire apparaitre des « déficits fictifs » dont précisément ce texte entend prohiber la déduction immédiate du résultat imposable[4] ?

On doit là encore être plus nuancé et là encore intégrer la spécificité de l’usufruit viager. Cette dernière fournit également des arguments propres à justifier à mise à l’écart de cette disposition dérogatoire.

Aucun risque de distorsion entre la durée de l’amortissement et la durée effective d’utilisation de l’actif amorti n’est ici à redouter. Comme nous l’avons vu, par définition, la durée de l’amortissement de l’usufruit viager est déterminée par référence à l’espérance de vie de l’usufruitier. Cette référence est objective et correspond, du moins statistiquement, exactement au moment où l’usufruit cessera de produire ses effets bénéfiques et s’éteindra.  Le principe d’un amortissement coïncidant avec la durée prévisible des effets bénéfiques produits par l’usufruit semble donc en toute hypothèse respectée.

L’équilibre propre qui irrigue ce dispositif pourrait également être pris en défaut. L’impossibilité de déduire fiscalement l’intégralité de l’amortissement n’est pas totale. Elle est compensée par un report illimité de l’excédent d’amortissement. Par principe, la perte du droit à déduction résultant de l’art 39 C II 2° du CGI n’est donc que provisoire. La fraction de l’amortissement régulièrement comptabilisée dont la déduction a été écartée est reportable. Elle a vocation à être déduite du résultat des exercices suivants ; et ce même après l’expiration de la durée normale d’utilisation du bien[5]. Un tel mécanisme de report ne semble guère cohérent appliqué à l’usufruit viager dans le cadre duquel, par hypothèse, la fin de l’amortissement coïncidera par principe avec le décès de l’exploitant[6].

Droit fiscal
François FRULEUX

François FRULEUX

Docteur en droit

Diplômé Supérieur du Notariat

Maître de conférences associé à l’Université Paris-Dauphine

Membre du Centre de Recherche Droit Dauphine (CR2D)

Directeur du Jurisclasseur Fiscal Enregistrement Traité

Membre du comité scientifique de la revue Actes pratiques et stratégie patrimoniale, du Jurisclasseur Ingénierie du patrimoine et du Lexis Pratique Fiscal

Consultant auprès du CRIDON Nord-Est

Enseignant à l’AUREP