La présente affaire (Cass. civ. 3ème, 19 sept 2024, n°22-18.687) donne à voir un conflit familial larvé sur fond de pouvoir et d’argent porté sur le devant de la scène juridique et mettant en lumière l’importance d’être bien accompagné pour établir les règles du jeu entre associés et titulaires de droits démembrés.
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L’affaire est celle de la famille L. qui, en outre, détient les titres sociaux de la société civile dénommée « SCI Gounod ». Le capital social de cette société est composé de 10 000 parts sociales détenues par :
Yaël G. : la nue-propriété de 1 999 parts
Victor L. : 1 part en pleine propriété et l’usufruit de 3 135 parts
Maurice L. (fils de Victor L.) : 4 865 parts en pleine propriété et la nue-propriété de 3 135 autres parts
Marie-José L. : l’usufruit de 1 999 parts
La SCI Gounod, en vertu d’une délibération de son assemblée générale extraordinaire du 18 octobre 2017, a cédé le 19 octobre 2017 les biens immobiliers constituant le centre commercial « Cergy III » dont elle était propriétaire, au prix de 79 millions d’euros, et qui constituait l’unique actif social.
Ce prix de vente a été affecté au remboursement du passif social, notamment un prêt bancaire.
Si les protagonistes ne discutent pas la décision de vendre, ils s’opposent sur le devenir du « solde » de prix, lequel a été affecté selon plusieurs décisions de l’AG : à la distribution de dividendes à concurrence de 41 millions d’euros, au report à nouveau à concurrence d’environ 4,4 millions d’euros et à l’emploi dans l’acquisition de biens meubles et immeubles à concurrence de 4 millions d’euros.
Le contentieux s’articula autour de plusieurs points sur le plan juridique, Maurice L. demandant notamment :
- la dissolution de la société consécutivement à la vente du centre commercial (C. civ., art. 1844-7) et la nomination d’un liquidateur
- la nullité des décisions prises en assemblée générale (C. civ., art. 1844-10, al. 3) relatives au réinvestissement des fonds, à l’approbation des comptes et à la distribution de dividendes à concurrence de 41 millions d’euros
- l’extinction de l’usufruit de Victor L., son père, pour abus de jouissance (C. civ., art. 618).
L’enjeu se trouve dans « l’attribution » des sommes restantes (près de 50 millions d’euros), nus-propriétaires et usufruitiers de titres ayant des droits et donc des intérêts a priori divergents selon qu’il s’agit d’un boni de liquidation ou d’un dividende.
Une partie des demandes de Maurice L. ayant été favorablement accueillie par le Tribunal Judiciaire de Nanterre (dissolution de la société et nullité de certaines délibérations), la SCI Gounod ainsi que M. Victor L., Mme Marie-José L. et Mme G. interjetèrent appel.
La Cour d’appel de Versailles (13e chambre, 10 mai 2022 – n° 21/03119) infirma le jugement en ses dispositions relatives à la dissolution de la SCI Gounod et à la nullité de certaines AG.
Elle débouta également Maurice L. de ses nouvelles demandes relatives à la dissolution de la SCI Gounod et à la nullité des AG litigieuses.
L’affaire fut alors portée devant la Cour de cassation.
Le moyen relatif à la demande de dissolution fut rejeté, considérant que les juges du fond avaient souverainement procédé à l’interprétation d’une clause statutaire ambiguë et que, par ailleurs aucune approbation des associés quant à une dissolution n’avait pu être constatée.
Le moyen relatif à la demande de déchéance d’usufruit pour abus de jouissance est celui qui retient particulièrement l’attention. La Haute cour procéda ici à une substitution de motifs pour justifier légalement l’arrêt de la Cour de Versailles et, pour ce faire, sollicita l’avis de la chambre commerciale. Les juges du fond avaient considéré que le fait, pour l’usufruitier, de voter la distribution du résultat exceptionnel généré par la vente de la totalité des actifs sociaux n’était pas constitutif d’un abus d’usufruit.
Elle approuva donc les juges du fond d’avoir débouté Maurice L. de sa demande de prononcé d’extinction de l’usufruit sur le fondement de l’article 618 du Code civil, en substituant aux motifs de la Cour d’appel, la motivation suivante :
« 14. Il résulte de la combinaison des articles 578 et 582 du code civil que si l’usufruitier a droit aux fruits générés par la chose objet de l’usufruit, il a l’obligation de conserver la substance de cette chose.
15. Par ailleurs, aux termes de l’article 1832 du code civil, la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.
16. La distribution, sous forme de dividendes, du produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière affecte la substance des parts sociales grevées d’usufruit en ce qu’elle compromet la poursuite de l’objet social et l’accomplissement du but poursuivi par les associés.
17. Il en résulte que, dans le cas où l’assemblée générale décide une telle distribution, le dividende revient, sauf convention contraire entre le nu-propriétaire et l’usufruitier, au premier, le droit de jouissance du second s’exerçant alors sous la forme d’un quasi-usufruit sur la somme ainsi distribuée.
18. Il s’en déduit que la décision, à laquelle a pris part l’usufruitier, de distribuer les dividendes prélevés sur le produit de la vente de la totalité des actifs immobiliers d’une société civile immobilière, sur lesquels il jouit d’un quasi-usufruit, ne peut être constitutive d’un abus d’usufruit. »
Pour justifier l’absence d’abus de jouissance de la part de l’usufruitier votant en faveur d’une distribution, la Cour de cassation juge que la distribution des revenus issus de la vente de l’ensemble des actifs immobiliers d’une société civile immobilière, sous forme de dividendes, n’est pas un fruit revenant à l’usufruitier car elle porte atteinte à la substance des parts sociales grevées d’usufruit en compromettant la poursuite de l’objet social ainsi que l’atteinte des objectifs fixés par les associés. Elle juge que la somme ainsi distribuée est soumise à un quasi-usufruit.