Entreprise individuelle, exploitation personnelle et exonération « Dutreil »

Eclairage du 01 septembre 2023 - N°477

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Un arrêt de la cour de cassation en date du 21 juin 2023 concernant la transmission d’une entreprise individuelle de location en meublé précise utilement les conditions requises ou non pour le bénéfice de l’exonération « Dutreil ». 

Question n°1 : Cette décision a-t-elle été rendue dans un contexte original ?

Réponse : Non.

Dans cette affaire, deux filles avaient recueilli dans la succession de leur mère décédée en 2012 trois biens immobiliers situés respectivement à Paris, en Corse et en Isère. Elles avaient bénéficié à ce titre de l’exonération Dutreil régie par l’article 787 C du Code général des impôts en considérant que ces biens étaient affectés à l’exploitation d’une entreprise individuelle de location en meublé dépendant de la succession. L’administration fiscale leur dénia le bénéfice de ce régime de faveur. 

Question n°2 : l’activité exercée en l’espèce suscite-t-elle une observation ?

Réponse : Oui. 

On relèvera qu’en l’espèce l’activité exercée par l’entreprise individuelle consistait en la location en meublé, ce qui est piquant.  Selon la doctrine administrative actuelle (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-40, n° 15 et BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10, n° 15), cette activité n’est pas susceptible de bénéficier de l’exonération partielle. On peut là aussi être très réservés sur le bien-fondé et la légalité de cette doctrine administrative. Un écart significatif existe à cet égard  entre l’administration fiscale et la Cour de cassation pour définir les activités éligibles à ce dispositif (Cass. com., 1er juin 2023, n° 22-15152), ce qui fait douter de la légalité de cette exclusion (V. sur cette question, François Fruleux, Exonération « Dutreil », Newsletter du 7 Juillet 2023, n°474).

Question n°3 : Était-ce dans cette affaire l’éligibilité de cette activité qui était à l’origine du différend opposant les redevables à l’administration fiscale ?

Réponse : Non.

Question n°4 : Alors, sur quels motifs l’administration fiscale se basait-elle pour dénier aux héritières de l’exonération Dutreil ?

Ce refus se fondait  sur le fait qu’après avoir personnellement assuré la gestion des biens loués, l’intéressée avait l’année précédant son décès confié la gestion de son activité à une société dénommée MANAAU. Il s’ensuivait selon l’administration qu’à son décès la défunte ne détenait plus d’entreprise individuelle de location en meublé, ce qui constituait un obstacle à l’application du régime de faveur aux biens immobiliers transmis par décès. 

Question n°5 : La Cour d’appel valida-t-elle la proposition de rectification ?

Réponse : Oui

Dans un arrêt infirmatif du 11 mai 2021 (CA Grenoble 1er ch., 11 mai 2021, n° 19/01583), la Cour d’appel confirma la proposition de rectification, en énonçant que pour bénéficier du régime d’exonération partielle l’entreprise individuelle doit être détenue et exploitée par le défunt et les biens en cause doivent être affectés à cette entreprise. 

Selon elle, la défunte ayant confié à compter de 2011 la gestion de son activité à la société MANAAU, elle n’exerçait pas une activité individuelle à laquelle étaient affectés les biens transmis par succession.

Question n°6 : La cour de cassation a-t-elle retenu la même analyse ?

Réponse : Non.

L’arrêt est sèchement cassé au visa de l’article 787 C du Code général des impôts pour défaut de base légale. La Cour d’appel aurait dû rechercher, comme elle y était invitée, si à compter de l’année 2011 la défunte n’avait pas poursuivi son activité individuelle de loueur en meublé en louant ses biens à la société MANAAU.

Question n°7 : L’attendu de principe énoncé par la haute juridiction pour censurer l’arrêt rendu par la cour d’appel est-il lipide ?

Réponse : Non. 

Il est assez énigmatique

Pour fonder sa décision, la Cour de cassation énonce que la cour d’appel aurait du rechercher « si [la défunte] n’avait pas à compter de l’année 2011 poursuivi son activité individuelle de loueur en meublé en louant ses biens à la société MANAAU »

Question n°8 : une explication peut-elle être trouvée à cette curieuse formulation qui permettrait d’expliciter le sens de la décision rendue par la cour de cassation ?

Réponse : Oui.

La formulation retenue par la Cour de cassation doit certainement être mise en regard de l’affirmation énoncée par les juges du second degré énonçant que « pour bénéficier du régime d’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit (…), il faut que l’entreprise individuelle soit détenue par le défunt, exploitée par ce dernier et que les biens affectés en cause soient affectés à cette entreprise » (sic).

Question n°9 : cette affirmation est-elle exacte ?

Réponse : Non.

Bien que figurant implicitement dans certains développements du BOFIP Impôts, cette indication est assurément inexacte. Elle reviendrait à subordonner le bénéfice de l’exonération à une condition qui n’est pas prévue par le texte. Spécialement, une telle condition ne saurait s’évincer implicitement du « c » de l’article 787 C du CGI régissant ce régime d’exonération qui précise que l’un des bénéficiaires de la transmission doit poursuivre effectivement l’exploitation de l’entreprise pendant les trois années suivant la transmission.

Question n°10 : Cette question est-elle inédite ?

Réponse : Non.

La Haute juridiction a confirmé qu’une telle lecture violerait l’article 787 C du Code général des impôts en lui ajoutant une condition qu’il ne prévoit pas (Cass. com., 10 septembre 2013, n° 12-21140). 

On doit très certainement voir dans la cassation prononcée par l’arrêt du 21 juin 2023 une réplique au principe erroné ainsi affirmé par la Cour d’appel et une nouvelle affirmation que l’exonération partielle n’est subordonnée à aucune exigence inhérente à l’exploitation personnelle de l’entreprise par le défunt lors de la transmission.

Au cas présent, la délégation de la gestion confiée par la défunte n’empêchait pas que les biens considérés continuassent à être affectés à l’activité individuelle de location en meublé. Là encore la solution n’est pas nouvelle. Elle a été consacrée dans d’autres branches du droit fiscal. On sait qu’un simple changement d’exploitant (v. s’agissant d’un fonds de commerce exploité successivement par un père et son fils : CE, 14 mars 1984, n° 36237) ou une mise en location-gérance (CE ch. plén., 27 juillet 1983, n° 24158 ; 28 juillet 1993, n° 70812) ne constituent pas une cessation d’entreprise.

Question n°11 : L’analyse développée par l’administration fiscale dans cette affaire est-elle isolée ?

Réponse : Malheureusement non. 

On ne peut que regretter que l’administration fiscale tombe à nouveau dans le travers qui lui est malheureusement familier consistant à transposer pour l’application du régime d’exonération Dutreil les règles qui régissent l’exemption au titre des biens professionnels d’IFI ou de feu l’ISF. Ces dispositifs présentent certes des traits communs, mais leur cousinage est éloigné. Les deux catégories de régimes de faveur obéissent à bien des égards à des logiques différentes, notamment quant à la nécessité d’exercer une activité professionnelle principale dans l’entreprise pour en bénéficier. 

L’espèce soumise à la Cour de cassation fournit une illustration criante des contresens auxquels peut conduire une telle transposition. En l’espèce, contrairement à ce que soutenait l’administration fiscale, l’absence de participation personnelle et directe par la défunte à compter de 2011 à la gestion locative des biens, la circonstance qu’elle ait confié la gestion de son activité à la société MANAAU n’induisait nullement que les biens qu’elle détenait à son décès n’étaient plus affectés à l’exploitation de l’entreprise individuelle de location en meublé naguère exercée en direct par la défunte. On ne peut donc qu’approuver la Cour de cassation lorsqu’elle impose à la Cour d’appel pour dénier aux héritières le bénéfice de l’exonération partielle de rechercher si la défunte n’avait pas à compter de l’année 2011 poursuivi son activité individuelle en louant ses biens à la société MANAAU.

Question n°12 : Faut-il au fond approuver cette décision ? Peut-on en tirer des conséquences quant aux raisonnements suivis par l’administration fiscale relatifs à cette prétendue exigence ?

Réponse : Oui.

Ainsi comprise, cette décision suscite pleinement l’approbation. 

Nous le pensons de longue date (v. F. FRULEUX, J.-Cl. Enr. Traité, V. Donation d’entreprise, fasc. 20, n° 8), contrairement à ce que soutient le principe, souvent valide au titre de l’IFI, suivant lequel les biens qui sont affectés à une activité professionnelle exercée par un tiers ne sont plus par principe éligibles à l’exonération, « les actifs donnés en location ou mis à la disposition d’un tiers ne peuvent pas, en principe, être regardés comme des actifs professionnels pour leur propriétaire, même s’ils sont affectés à l’exercice d’une activité professionnelle par le tiers en cause » (BOI-PAT-IFI-30-10-10-20 n° 20) ne peut pas être transposé à l’exonération Dutreil. 

Pour ce qui concerne le régime de faveur Dutreil, le critère d’éligibilité retenu par le législateur est celui de l’affectation des biens à l’exploitation d’une entreprise individuelle exerçant une activité éligible. Il n’implique pas qu’à la date de la transmission cette entreprise soit exploitée personnellement par le donateur ou le défunt à titre d’activité professionnelle.

Question n°13 : Cette absence d’exigence inhérente à l’exploitation personnelle de l’entreprise  semble surprenante. Est-elle conforme à la finalité poursuivie par ce régime de faveur ?

De notre point de vue, il ne faut y voir aucune contravention à l’objectif de pérennisation de l’entreprise recherché par ce dispositif.  La détention d’actifs professionnels par un acteur qui n’est pas directement impliqué dans la direction opérationnelle de l’entreprise peut fort bien s’inscrire dans cette finalité et concourir au développement de l’entreprise. Le Conseil Constitutionnel est sensible à cette donnée qu’il a, à juste titre, intégrée dans sa jurisprudence relative à ce régime de faveur (v. en ce sens Cons. const., Décision n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018, n° 31 visant la stabilité de l’actionnariat de l’entreprise parmi les objectifs poursuivis par le régime d’exonération).

Question n°14 : Ainsi compris, l’arrêt du 21 juin 2023 conduit-il à émettre des réserves concernant la doctrine administrative qui interdit certains schémas de transmission d’entreprises individuelles ?

Réponse : Oui.

Selon l’administration fiscale centrale, l’exonération Dutreil ne peut pas s’appliquer à la transmission d’un fonds de commerce donné en location-gérance au motif que les actifs d’exploitation « ne sont déjà plus affectés à l’exploitation d’une entreprise individuelle » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-40, n° 15 ; RM Giro, n° 85780, JOAN 15 août 2006, p. 8563). 

Pour notre part, nous avons toujours tenu cette indication pour inexacte et nous persistons à considérer que sous réserve par ailleurs de respecter les conditions requises, la donation ou transmission par décès d’un fonds de commerce donné en location-gérance peut bénéficier du régime d’exonération partielle (v. F. FRULEUX, J.-Cl. Enr. Traité, V. Donation d’entreprise, fasc. 20, n° 8 ; V. Successions, fasc. 68, n° 34).

 L’absence d’exploitation personnelle du fonds par le donateur ou défunt qui ne constitue pas une condition requise pour le bénéfice de l’exonération n’empêche nullement quoiqu’en dise l’administration fiscale de considérer que les biens composant le fonds continuent à être affectés à l’exploitation d’une entreprise individuelle au sens du premier alinéa de l’article 787 C du Code général des impôts. 

Le séquencement consistant à confier dans un premier temps l’exploitation du fonds au futur repreneur au titre d’une location-gérance présente de grandes vertus. Il s’inscrit pleinement dans l’objectif de facilitation de la transmission et de pérennisation de l’entreprise poursuivie par le législateur. 

Rien ni dans le texte ni économiquement ni dans la finalité du régime d’exonération ne conduit à soustraire une telle transmission au bénéfice du régime d’exemption partielle. 

L’arrêt du 21 juin 2023 nous conforte dans cette analyse. 

Question n°15 : D’autres éléments du bofip-impôts concernant cette même question posent-ils selon vous problème ?

Réponse : Oui.

La doctrine administrative qui présente comme une mesure de tempérament l’application de l’exonération à la transmission d’une entreprise dépendant d’une communauté conjugale résultant du décès de l’époux non exploitant est également contestable et source de malentendus. 

 Selon l’administration « il est admis que le bénéfice de l’exonération partielle s’applique en cas de prédécès de l’époux non exploitant » (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-40, n° 30). 

Cette indication qui laisse entendre que ce type de transmission ne remplirait pas de plano les conditions requises par la loi pour bénéficier de l’exonération est spécieuse. Aucun tempérament ici n’est nécessaire pour inclure une telle transmission dans le périmètre de l’exonération partielle. 

D’une part, le législateur a modifié la rédaction du texte pour intégrer les transmissions portant sur une quote-part indivise des biens affectés à l’exploitation dans le champ d’application du régime de faveur. Précisément, jusqu’au 31 décembre 2003, seules les transmissions portant sur l’ensemble des biens affectés à l’exploitation de l’entreprise étaient visées par le texte (CGI, art. 789 B). L’article 43 de la loi 2003-721 du 1 aout 2003 pour l’initiative économique a été étendu, à compter du 1er janvier 2004, l’exonération aux transmissions portant sur une quote-part indivise de l’ensemble des biens affectés à l’exploitation

D’autre part, la Cour de cassation a confirmé il y a près de dix ans que l’absence d’exploitation de l’entreprise par l’époux décédé n’écarte pas la transmission du bénéfice de l’exonération (Cass. com., 10 septembre 2013, n° 12-21140 préc.).

Question n°16 : La doctrine administrative délimitant les biens susceptibles de bénéficier de l’exonération partielle au titre de ce régime de faveur concernant les entreprises individuelles est-elle satisfaisante ?

Réponse : Non

Le critère retenu par le législateur est celui économique d’affectation du bien à l’exploitation de l’entreprise individuelle. Il diffère de celui, comptable, d’immobilisation. L’administration fiscale l’a appris à ses dépens en voyant ses commentaires relatifs au dispositif d’exonération applicable aux entreprises sociétaires qui faisaient référence à ce critère pour apprécier l’activité principale exercée par la société, annulés par le Conseil d’Etat (CE, 8ème et 3ème ch. réunies, 23 janvier 2020, n° 435562). 

Contrairement à ce qu’énonce le BOFIP Impôts (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-40 n° 10) : « les biens affectés à l’exploitation sont les biens nécessaires à l’exercice de la profession », il conduit à ne pas restreindre le périmètre de l’exonération aux seuls biens strictement nécessaires à l’exploitation. Un bien peut être affecté à l’exploitation, être utile à cette dernière sans être strictement nécessaire à l’exercice de l’activité. Le critère de la nécessité qui ne correspond pas davantage à celui de l’utilité retenu par la loi du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante (C. com., art. L. 526-26) diffère notablement de celui de l’affectation retenu par le législateur pour fixer l’assiette de l’exonération Dutreil. 

Cette divergence augure un nouveau chef de censure de la doctrine administrative qui nous semble illégale (v. en ce sens F. FRULEUX, J.-Cl. Enr., V. Successions, fasc. 68, n° 27).

Question n°17 : Peut-on interpréter cette décision comme signifiant que les bénéficiaires de la transmission peuvent être eux-mêmes dispensés d’une poursuite personnelle de l’exploitation de l’entreprise ?

Réponse : Non.

C’était dans cette affaire l’analyse qui avait été retenue par les juges du premier degré. Le jugement rendu en première instance avait admis que les bénéficiaires de la transmission pouvaient être eux-mêmes dispensés d’une poursuite personnelle de l’exploitation de l’entreprise, cette dernière pouvant s’effectuer par l’intermédiaire d’une personne morale. 

Une telle conclusion ne peut selon nous nullement être tirée de l’arrêt sous examen. La question de l’exploitation personnelle de l’entreprise par le donateur ou le défunt lors de la transmission et celle la poursuite ultérieure de l’activité par l’un des bénéficiaires de la transmission doivent être soigneusement dissociées. Elles diffèrent comme d’ailleurs divergent sur ce point les dispositifs applicables respectivement aux entreprises sociétaires et individuelles. 

Pour ce dernier, le « c » de l’article 787 C du Code général des impôts identifie assez clairement les personnes habiles à satisfaire à l’exigence d’une poursuite effective de l’exploitation de l’entreprise pendant les trois années suivant la transmission. Il s’agit de « l’un des héritiers, donataires ou légataires mentionnés au « b » », c’est-à-dire sauf exception (V. notamment CGI, art. 787 C « d »), l’un des bénéficiaires de la transmission ayant souscrit un engagement individuel de conservation. Il est loin d’être acquis qu’une telle poursuite de l’activité puisse n’être qu’indirecte et être exercée par l’intermédiaire d’une personne morale. La doctrine administrative n’admet une telle possibilité que dans certains cas précis et avec une certaine ambivalence. Elle précise en effet que l’entreprise individuelle peut être « transformée » en société avant la fin des engagements fiscaux, tout en exigeant que l’un des héritiers, donataires ou légataires continue à respecter la condition prévue au « c » de l’article 787 C du Code général des impôts, c’est-à-dire la poursuite effective de l’exploitation pour la durée restant à courir. 

L’arrêt du 21 juin 2023 ne peut à nos yeux être analysé comme ayant, même implicitement, altéré cette contrainte. En l’état, le praticien distinguera soigneusement ces deux questions et s’agissant de l’exigence inhérente à la poursuite effective de l’exploitation par l’un des bénéficiaires de la transmission, s’en tiendra au seul tempérament admis par la doctrine administrative (V. notamment s’agissant de la poursuite de l’activité par un mandataire posthume désigné par le défunt : BOI-ENR-DMTG-10-20-40-40, n° 100). 

Droit fiscal
François FRULEUX

François FRULEUX

Docteur en droit

Diplômé Supérieur du Notariat

Maître de conférences associé à l’Université Paris-Dauphine

Membre du Centre de Recherche Droit Dauphine (CR2D)

Directeur du Jurisclasseur Fiscal Enregistrement Traité

Membre du comité scientifique de la revue Actes pratiques et stratégie patrimoniale, du Jurisclasseur Ingénierie du patrimoine et du Lexis Pratique Fiscal

Consultant auprès du CRIDON Nord-Est

Enseignant à l’AUREP