Article publié dans le magazine Gestion de Fortune n°366, Mars 2025
Depuis un arrêt du 19 septembre 2012 (n°11-15.460), la réalisation de travaux d’amélioration, voire de construction, par l’usufruitier sur le bien démembré sont devenus monnaie courante. De telles opérations appellent pourtant à la plus grande vigilance ainsi que l’illustre la décision commentée.
Si l’arrêt n’a pas eu l’honneur de la publication, il mérite pourtant l’attention puisque la Cour de cassation rend une solution inédite : les travaux réalisés par l’usufruitier peuvent être qualifiés de libéralité soumise au rapport successoral (Cass. civ., 1ère, 23 oct. 2024, n°22-20.879).

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Dans cette affaire, un couple avait consenti à ses trois enfants, le 25 janvier 1992, une donation-partage portant sur divers biens et prévoyant, selon l’arrêt, « une réserve d’usufruit au dernier vivant ». L’époux était décédé en 1993, la veuve, en 2016. Des difficultés sont survenues lors du règlement de la succession de cette dernière, opposant Monsieur O et Madame A, à leur sœur, Madame L.
Parmi les biens composant le lot de Madame L figurait un domaine comprenant un logement de garde « désaffecté, sans eau courante, ni salle de bains, ni système de chauffage », évalué dans l’acte à 15.000 euros. Ce bien avait fait l’objet d’importants travaux réalisés après le décès du père, aux frais de la mère usufruitière pour plus de 900.000 euros. Aussi, les frère et sœur de l’attributaire invoquaient-ils l’existence d’une libéralité rapportable.
Déboutés en première instance, leur demande fut accueillie par la Cour d’appel de Dijon (30 juin 2022, 21/00527) et le pourvoi de leur sœur fut rejeté par la Cour de cassation.
Sur la qualification de donation indirecte rapportable retenue par la Cour d’appel
Rappelons que depuis un revirement de jurisprudence de 2012, la preuve de l’existence d’un avantage indirect est insuffisante à caractériser une libéralité. La Cour de cassation exige que soit rapportée la preuve tant de l’élément matériel (avantage indirect) que de l’élément intentionnel (intention libérale) pour qualifier une opération de libéralité.
La Cour d’appel jugea en l’espèce que les travaux de rénovation consistaient pour partie en de gros travaux au sens de l’article 606 du Code civil, incombant au nu-propriétaire (« portail, murs, toiture, pignon, aménagement intérieur de l’extension ») et pour le surplus en des « travaux d’aménagements (Électricien, plombier, interphone, restauration de façade, éclairage, ravalement, rénovation d’appartements) », à la charge de l’usufruitier.
Concernant la preuve de l’intention libérale, le juges retiennent un raisonnement par déduction. D’une part, ils relèvent que la propriété est soumise à bail de chasse mais que celui-ci n’emportait nullement pour le bailleur l’obligation de réaliser des travaux d’habitabilité du logement désaffecté. D’autre part, ils n’identifient aucun autre intérêt pour l’usufruitière de réaliser ces travaux. L’analyse de la décision fait en effet apparaître que celle-ci n’occupait pas le bien.
Aussi, cette rénovation à grands frais par l’usufruitière, serait exclusivement causée par l’intention libérale d’après les juges du fond qui décident que la défunte s’était « nécessairement appauvrie dans une intention libérale au profit de la nu-propriétaire ».
La Cour ne précise pas en revanche le type de libéralité retenu ni son objet. Nous comprenons toutefois qu’il s’agirait d’une libéralité indirecte portant sur les sommes déboursées par l’usufruitier. Ce dernier point est pourtant déterminant tant pour caractériser l’existence de l’élément matériel de la libéralité que pour évaluer le montant rapportable. Rappelons en effet que s’agissant des travaux de construction réalisés par l’usufruitier sur le terrain nu, la question se posait de savoir si l’accession (C. civ., art. 546) opérait au fur et à mesure -ce qui est le principe en la matière- ou si elle devait être différée à la fin de l’usufruit (par analogie à la situation du preneur à bail notamment). Dit autrement, les droits du nu-propriétaire s’étendaient-ils au fur et à mesure aux constructions édifiées par l’usufruitier sur le terrain démembré ? La Cour de cassation a tranché la question du moment auquel opère l’accession dans un arrêt rendu le 19 septembre 2012 à propos de la construction d’immeubles de rapport par l’usufruitier sur un terrain nu démembré. A l’occasion d’un contentieux fiscal, la troisième chambre civile a en effet retenu « qu’il n’existait aucun enrichissement pour la nue-propriétaire qui n’entrera en possession des constructions qu’à l’extinction de l’usufruit, l’accession n’a pas opéré immédiatement au profit du nu-propriétaire du sol »[1].
En l’espèce, il ne s’agissait pas d’une construction nouvelle et autonome mais d’importants travaux de rénovation d’un logement de garde désaffecté et la question de l’accession n’a pas été soulevée par les parties ni relevée par les juges du fond. Ces derniers, tant dans les motifs que dans le dispositif, ne retiennent que les « sommes » engagées par l’usufruitier pour réaliser les travaux.
Si les sommes sont l’objet de la donation indirecte, alors le montant du rapport successoral est soumis au principe du nominalisme, sauf à ce qu’il en soit fait emploi dans une acquisition (C. civ., art. 860-1). Or, la réalisation de travaux n’est pas assimilée à une acquisition ainsi que la Cour de cassation l’a déjà affirmé à plusieurs reprises (Cass. civ. 1ère, 21 mai 1997, n° 95-19.121 ; Cass. civ., 1ère, 14 mai 2014, n° 12-25.73). Le montant retenu en l’espèce pour le rapport successoral est le coût des travaux supportés par l’usufruitière, ce qui corrobore le fait que l’objet de la donation serait les sommes.
Sur l’arrêt de rejet rendu par la Cour de cassation
Le pourvoi se fondait sur une distinction des travaux, selon qu’ils incombaient légalement au-nu propriétaire ou à l’usufruitier, invoquant quant à ces derniers qu’ils ne pouvaient réaliser une libéralité.
La Cour de cassation ne suivit pas ce raisonnement, considérant au contraire que « la réalisation par l’usufruitier de travaux d’amélioration valorisant le bien n’est pas exclusif d’un dépouillement dans une intention libérale, constitutifs d’une libéralité, peu important que ceux-ci soient légalement à sa charge ».
Elle affirme d’une part que de tels travaux peuvent être constitutifs d’une libéralité et, d’autre part, que cette la qualification peut être retenue alors même que la charge des travaux incombe légalement à l’usufruitier.
Si cette dernière affirmation peut surprendre, elle nous paraît répondre à une certaine logique, distinguant d’une part les travaux que l’usufruitier doit réaliser et, d’autre part, ceux qu’il peut réaliser mais qui sont à sa seule charge. Or, les travaux d’amélioration appartiennent sans conteste à cette seconde catégorie. Ils sont à la charge de l’usufruitier, qui ne peut en demander répétition en vertu du deuxième alinéa de l’article 599 du Code civil mais il n’a aucune obligation de les réaliser, seuls les travaux d’entretien s’imposant à lui. De surcroît, comme il avait été relevé par les juges du fond, approuvés par la Cour de cassation, aucun bail n’obligeait l’usufruitier, en qualité de bailleur, à réaliser lesdits travaux.
En revanche, la qualification de libéralité nous paraît inconcevable pour des travaux qui seraient à la charge de l’usufruitier et auxquels il serait tenu de procéder tels les travaux d’entretien.
Que retenir ?
Pour la première fois, la qualification de libéralité rapportable est retenue à raison des travaux d’amélioration réalisés par l’usufruitier.
Si cela n’est pas expressément indiqué, la qualification juridique retenue pour cette libéralité serait la donation indirecte des sommes supportées par l’usufruitier, ce qui justifie que le montant du rapport ait été fixé au nominal en retenant le coût des travaux réalisés.
Enfin, l’enseignement majeur à tirer de cette affaire est celui relatif à la caractérisation de l’intention libérale. C’est parce que les juges du fond n’ont pu identifier aucune obligation ni aucun intérêt pour l’usufruitier qu’ils ont retenu l’existence de l’élément intentionnel. Ainsi, lorsque l’usufruitier envisage des travaux d’amélioration, il convient de s’assurer qu’il le fait dans son propre intérêt, qu’il en tire une « contrepartie » selon les termes de la décision commentée. L’intérêt personnel de l’usufruitier chasse la libéralité. Tel est le cas par exemple lorsque l’usufruitier occupe le bien ou en tire des revenus et s’il a la perspective de le faire pour une durée qui permet en quelque sorte d’amortir le coût des travaux engagés.
A défaut, il conviendra de mettre en garde l’usufruitier et le nu-propriétaire contre les risques de contentieux, lesquels pourraient être de nature civile comme en l’espèce mais également de nature fiscale.
[1] Cass. civ. 3e, 19 sept. 2012, n°11-15.460