Quelle est la portée et que penser de la réponse ministérielle « Duby-Muller » du 2 juin 2020 refusant toute restitution de droits lors de l’ouverture d’un usufruit de second rang quand les droits dus par le nu-propriétaire ont été pris en charge par le donateur ?
Question 1 : Le traitement fiscal des usufruits successifs est-il en adéquation avec leur régime juridique ?
Réponse : Non.
Civilement, l’usufruit en second a une existence dès l’acte ou le fait juridique qui le créée. Seule l’ouverture du droit réel détenu par son bénéficiaire est reporté à l’extinction de l’usufruit de premier rang qui résulte le plus souvent du décès de l’usufruitier primaire[1]. Aux termes d’une analyse fondée sur une jurisprudence obsolète[2], le droit fiscal appréhende à rebours l’usufruit successif comme conférant au titulaire de l’usufruit de second rang un droit simplement « éventuel ».
[1] V. C. cass. mixte 8 juin 2007, Droit fiscal 2007, 761, rapport du conseiller G. Rivière ; jcpg 2007, act. 285, II, 10130, note G. Goubeaux ; F. Leandri, 8 juin 2007 : la Cour de cassation met un terme au débat sur la clause de reversion d’usufruit, Rev. LAMY droit civil 8-9 2007, p. 49 ; RJPF 7-8 2007, p. 29 obs. S. Valory ; F. Fruleux, Turbulences autour du régime fiscal des réversions d’usufruit et de rente viagère, JCP éd. N 2007, n°39-40, 1255 ; S. Durand, L’usufruit successif, thèse Defrénois 2006.
[2] C. cass. com. 2 décembre 1997, Bull. civ. IV, n°318 ; D. 1998, p. 263, note G. Tixier ; Defrénois 1998, article 36782, n°1, obs. A. Chappert.
Question 2 : Cette analyse emporte-t-elle des conséquences en ce qui concerne la taxation du nu-propriétaire qui recueillerait une propriété grevée d’usufruits successifs ?
Réponse : oui
Le donataire taxé en conséquence sur une assiette fixée d’après le barème de l’article 669 du CGI, abstraction faite de l’usufruit successif, en fonction du seul âge de l’usufruitier actuel. L’art. 669 I du CGI énonce en effet que : « Pour déterminer la valeur de la nue-propriété, il n’est tenu compte que des usufruits ouverts au jour de la mutation de cette nue-propriété. »
Question 3 : Ce mode de taxation est-il défavorable au nu-propriétaire ?
Réponse : Oui, souvent.
Quand l’usufruitier successif est plus jeune que l’usufruitier actuel, ce qui est souvent le cas, l’assiette sur laquelle le nu propriétaire est imposé est artificiellement majorée.
Question 4 : Cette « surtaxation » est-elle définitive ?
Réponse : En principe non
Le nu propriétaire peut bénéficier d’une restitution lorsque s’ouvre l’usufruit successif. L’article 1965 B du CGI énonce que : « Dans le cas d’usufruits successifs, l’usufruit éventuel venant à s’ouvrir, le nu-propriétaire a droit à la restitution d’une somme égale à ce qu’il aurait payé en moins si le droit acquitté par lui avait été calculé d’après l’âge de l’usufruitier éventuel».
Question 5 : La question posée au Ministre était-elle relative à ce texte ?
Réponse : Oui
Elle était destinée à pallier le silence de la doctrine administrative (BOI-ENR-DG-70-40, n°1 à 50) quant à la mise en œuvre de cette disposition dans la situation particulière mais néanmoins très fréquente dans laquelle le donateur a pris en charge des droits de donation dus par le nu-propriétaire.
Elle se dédoublait :
– Le nu-propriétaire peut-il profiter de cette restitution lorsque les droits ont été réglés par le donateur ?
– Dans la négative, la succession du donateur peut-elle prétendre à cette créance ?
Question 6 : La réponse apportée constitue-t-elle une doctrine administrative explicitant la position de l’administration fiscale et engageant cette dernière ?
Réponse : Malheureusement non
La question était purement fiscale. Logiquement, elle fut posée par le parlementaire au Ministre de l’action et des comptes publics.
Elle fut réaffectée au Ministre de la Justice. C’est regrettable à plusieurs égards. La question posée ne s’explique que par la logique propre suivie par le droit fiscal qui -on l’a rappelé – est radicalement différente de celle retenue au plan civil. La Garde des Sceaux n’était donc pas – la plus qualifiée pour y répondre.
Elle était manifestement destinée à obtenir une prise de position opposable à l’administration fiscale. Elle n’y parvient pas. Les réponses du Ministre de la Justice sont en effet situées en dehors du champ de la garantie offerte au contribuable par l’opposabilité de la doctrine administrative (LPF art. L 80 A).
Nous ne percevons pas l’intérêt d’avoir réattribué cette question fiscale au Ministre de la Justice pour que celle-ci livre son analyse juridique, tout en précisant qu’elle est émise « sous réserve de l’avis de la DGFIP ».
Question 7 : La ministre admet-elle le jeu de la restitution dans un tel contexte ?
Réponse : non
Elle s’en tient à une application littérale du texte et refuse toute restitution tant au nu-propriétaire qu’à la succession du donateur ; « la lettre du texte » s’y opposant, d’après elle.
Question 8 : Est-ce l’analyse d’ordinaire retenue par l’administration fiscale dans ce type de contexte ?
Réponse : non
La doctrine administrative se positionne habituellement en sens contraire. Les précédents sont nombreux. En présence d’un droit à restitution, l’administration admet que les droits acquittés lors de l’enregistrement d’une donation anéantie par un droit de retour conventionnel sont restituables, même lorsqu’ils ont été réglés par le donateur[1]. Elle retient la même analyse lorsque le texte fait explicitement référence au règlement des droits par le donataire. C’est le cas par exemple des imputions prévues par les articles 784 C et 751 du CGI qui traitent respectivement des libéralités graduelles et résiduelles et du démembrement de propriété et visent respectivement « Les droits acquittés par le premier (…) donataire » ou « acquittés par le nu-propriétaire ». L’administration accepte pourtant la déduction des droits pris en charge par le donateur[2].
[1] Sauf à inclure cette créance le cas échéant en actif de la succession : BOI-ENR-DMTG-20-30-20-60, n°30 et 40.
[2] V. BOI-ENR-DMTG-10-20-50, n°90 « Cette imputation est également admise lorsque les droits dus sur la première transmission ont été pris en charge par le donateur » et BOI-ENR-DMTG-10-10-40-10, n°100 : « Les droits de mutation a titre gratuit payés à l’occasion de la donation de la nue-propriété (…) sont imputables sur les droits de succession dus par le nu-propriétaire, alors même qu’ils auraient été acquittés par le donateur. Par ailleurs, les droits de donation réglés par le donateur au titre de la donation, réputée inexistante du point de vue fiscal, doivent être considérés comme une créance de la succession et être inclus dans le montant de l’actif taxable ».
Question 9 : L’analyse retenue par la Ministre dans cette réponse vous apparait-elle fondée ?
Réponse : non
Plusieurs critiques peuvent lui être adressées.
Le droit à restitution consacré à l’article 1965 B du CGI concerne l’assiette de l’impôt. Comme le reconnait la Ministre, il s’explique par la surtaxation dont le nu-propriétaire a fait l’objet résultant de l’impossibilité de prendre en compte dans un premier temps l’âge de l’usufruitier successif. On voit mal comment, dans un tel contexte, le paiement de l’impôt qui intervient bien en aval pourrait modifier cette donnée. Cette réponse crée une inquiétante confusion entre les différentes étapes de la taxation, les modalités de paiement de l’impôt interférant sur son assiette.
Le fondement avancé suivant lequel « La restitution n’est en effet justifiée que si le nu-propriétaire a souffert d’une surtaxation, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il n’a pas acquitté les droits de mutation. » repose de notre point de vue sur une affirmation inexacte. L’affirmation selon laquelle le nu-propriétaire ne souffrirait pas de la surtaxation les droits ayant été acquittés par le donateur est inexacte.
Elle repose sur une vision simpliste et à nos yeux erronée suivant laquelle la taxation du nu-propriétaire se résumerait à la seule question du paiement des droits dus lors de la réalisation de la donation. C’est oublier que le fait générateur marque d’une empreinte beaucoup plus durable les relations fiscales entre donateur et donataires, par le truchement du rappel fiscal.
Par l’effet de cette règle, le donataire subit bien pleinement et ultérieurement les effets de la « surtaxation » subie lors de la transmission de la nue-propriété. Les abattements et tranches du tarif progressif sont calculés en effet lors des transmissions ultérieures entre donateur et donataire dans les quinze ans qui suivent en tenant compte d’une assiette artificiellement majorée. Refuser au donataire comme le laisse entendre le Ministre le bénéfice de la révision de son assiette taxable au motif qu’il n’a pas acquitté les droits lors de la réalisation de la donation l’exposerait à une surtaxation injustifiée et incohérente qui sera parfois sans commune mesure avec l’avantage indirect dont il a pu bénéficier en raison de la prise en charge des droits par le donateur.
Question 10 : Une telle lecture de l’article 1965 B pourrait-elle être invalidée si elle était finalement retenue par l’administration fiscale ?
Réponse : Oui, on peut le penser
On peut légitimement se demander si le Conseil Constitutionnel validerait une telle interprétation qui, d’une part fixerait une assiette de l’impôt qui n’aurait pas de rapport avec la nature réelle du droit transmis au donataire et, d’autre part, serait fondée sur le critère du paiement effectif des droits qui n’apparait ni objectif ni rationnel au regard de la finalité poursuivi par cette disposition.
Au vrai la problématique que dévoile la question posée n’est pas isolée. Elle se pose également lorsque le nu-propriétaire n’acquitte pas de droits en raison notamment des abattements dont il peut bénéficier. Contrairement au résultat auquel conduirait une lecture stricte du dispositif, rien ne justifie dans une telle situation de priver le nu-propriétaire du bénéfice de la révision d’assiette résultat de l’ouverture de l’usufruit successif, d’autant qu’il souffrirait fréquemment via le rappel fiscal de la surtaxation dont il a fait l’objet ; et ce de manière très tangible, souvent d’ailleurs dans le cadre de l’imposition des droits qu’il recevra dans la succession de l’usufruitier de premier rang.
Question N° 26892
de Mme Virginie Duby-Muller (Les Républicains – Haute-Savoie )
Question écrite
Ministère interrogé > Action et comptes publics
Ministère attributaire > Justice
Rubrique > donations et successions
Titre > Demande en restitution de droits de mutation
Question publiée au JO le : 25/02/2020 page : 1353
Réponse publiée au JO le : 02/06/2020 page : 3863
Date de changement d’attribution: 03/03/2020
Texte de la question
Mme Virginie Duby-Muller interroge M. le ministre de l’action et des comptes publics sur les incertitudes liées au champ d’application de la demande en restitution de droits de mutation à titre gratuit dans le cas d’usufruits successifs. Il est possible de réaliser une donation de la nue-propriété avec réversion d’usufruit au profit du conjoint ou partenaire de PACS. Dans ce cas, et conformément aux dispositions de l’article 1965 B du CGI, le nu-propriétaire a droit, après le décès du premier usufruitier, à la restitution d’une somme égale à ce qu’il aurait payé en moins si le droit acquitté par lui avait été calculé lors de la donation initiale, d’après l’âge de l’usufruitier succédant. La lettre du texte ne reconnaît la faculté de restitution qu’au nu-propriétaire ayant acquitté les droits de mutation à titre gratuit. Dès lors, dans le cas d’une prise en charge des droits de donation par le donateur, cette faculté de restitution se heurte à une double difficulté : le nu-propriétaire peut-il bénéficier de cette restitution, bien que ce soit que le donateur décédé qui ait lui-même pris en charge les droits de donation ? Dans la négative, est-il admis que la succession du donateur décédé bénéficie de ce droit à restitution ? Aussi, elle souhaite connaître l’interprétation du Gouvernement, afin qu’il soit mis fin à ces incertitudes au sujet du titulaire du droit à restitution en cas de prise en charge des droits de donation par le donateur.
Texte de la réponse
L’article 1965 B du CGI admet que « dans le cas d’usufruits successifs, l’usufruit éventuel venant à s’ouvrir, le nu-propriétaire a droit à la restitution d’une somme égale à ce qu’il aurait payé en moins si le droit acquitté par lui avait été calculé d’après l’âge de l’usufruitier éventuel ». Ce droit à restitution peut notamment se rencontrer dans le cas d’une donation par un parent à son enfant de la nue propriété d’un bien. Le donateur se réserve ainsi l’usufruit du bien et prévoit que cet usufruit sera reversé au profit, par exemple, de son conjoint, plus jeune, au jour de son décès. Des usufruits successifs sont ainsi constitués : il portera d’abord sur la tête du donateur, puis sur la tête du conjoint survivant. Il appartient en principe au donataire, à savoir le nu-propriétaire, de payer les droits de mutation à titre gratuit. Ces droits sont calculés par rapport à la valeur de la nue-propriété au moment de la donation. Celle-ci est évaluée selon le barême fiscal établi par l’article 669 du CGI, duquel il ressort que plus l’usufruitier est âgé, plus la valeur de la nue-propriété, et donc, la taxation, est importante. Dans l’hypothèse d’usufruits successifs au profit d’un usufruitier plus agé que l’usufruitier en second, le nu-propriétaire, qui a payé les droits de mutation à titre gratuit au moment de la donation, se trouve par conséquent surtaxé. Il supporte en effet un deuxième usufruit au décès du donateur.
Or, cet usufruit étant constitué au profit d’une personne plus jeune, la valeur de la nue-propriété est diminuée. L’article 1965 B du CGI admet en conséquence que, lorsque ce second usufruit s’ouvre, le nu-propriétaire a droit à la restitution d’une somme égale à ce qu’il aurait payé en moins si les droits avaient été calculés d’après l’âge du nouvel usufruitier au jour du décès du constituant qui est à l’origine des usufruits successifs. Ce droit à restitution n’est toutefois accordé que si le nu-propriétaire a acquitté les droits de mutation à titre gratuit. La restitution n’est en effet justifiée que si le nu-propriétaire a souffert d’une surtaxation, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il n’a pas acquitté les droits de mutation. La succession du donateur décédé ne peut pas non plus bénéficier de cette restitution. La lettre du texte l’en empêche : seul le nu-propriétaire a droit à la restitution d’après l’article 1965 B CGI. (Sous réserve de l’avis de la DGFIP)
[1] V. C. cass. mixte 8 juin 2007, Droit fiscal 2007, 761, rapport du conseiller G. Rivière ; jcpg 2007, act. 285, II, 10130, note G. Goubeaux ; F. Leandri, 8 juin 2007 : la Cour de cassation met un terme au débat sur la clause de reversion d’usufruit, Rev. LAMY droit civil 8-9 2007, p. 49 ; RJPF 7-8 2007, p. 29 obs. S. Valory ; F. Fruleux, Turbulences autour du régime fiscal des réversions d’usufruit et de rente viagère, JCP éd. N 2007, n°39-40, 1255 ; S. Durand, L’usufruit successif, thèse Defrénois 2006.
[2] C. cass. com. 2 décembre 1997, Bull. civ. IV, n°318 ; D. 1998, p. 263, note G. Tixier ; Defrénois 1998, article 36782, n°1, obs. A. Chappert.
[3] Sauf à inclure cette créance le cas échéant en actif de la succession : BOI-ENR-DMTG-20-30-20-60, n°30 et 40.
[4] V. BOI-ENR-DMTG-10-20-50, n°90 « Cette imputation est également admise lorsque les droits dus sur la première transmission ont été pris en charge par le donateur » et BOI-ENR-DMTG-10-10-40-10, n°100 : « Les droits de mutation a titre gratuit payés à l’occasion de la donation de la nue-propriété (…) sont imputables sur les droits de succession dus par le nu-propriétaire, alors même qu’ils auraient été acquittés par le donateur. Par ailleurs, les droits de donation réglés par le donateur au titre de la donation, réputée inexistante du point de vue fiscal, doivent être considérés comme une créance de la succession et être inclus dans le montant de l’actif taxable ».