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Quand les expertises se croisent autour de la Famille et de ses secrets

Eclairage du 16 septembre 2022 - N°443

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Des photos sur la commode, quelques secrets derrière la bibliothèque et un testament dans une boite à chaussures… Ce que la psychologie peut apporter à la gestion de patrimoine et au family Office.

Une vielle boite en bois avec des photos anciennes

Pascal Pineau : Bonjour Caroline, tu es diplômée du D.U. « Expert en gestion de patrimoine » et certifiée « Ingénierie patrimoniale du chef d’entreprise » de l’AUREP. Psychologue, docteure en psychologie du travail (c’est-à-dire que tu t’intéresses à la performance) et des organisations (et tu t’intéresses aussi aux relations humaines), tu développes HÉLIOTROPES, un cabinet-conseil qui accompagne les familles et les entreprises à des moments charnières de la vie patrimoniale. Tu fais des liens très opérationnels avec les enjeux de la Gestion de Patrimoine, à la fois éclairants et révélateurs. J’ose dire que tu métisses les savoirs pour enrichir nos savoir-faire.

Caroline Nicolas : Bonjour Pascal, merci pour cette présentation. Tu travailles, toi aussi, dans le comportement humain et les relations humaines avec les Soft Skills autour de la Finance et de la transmission des Pouvoirs dans les grands groupes familiaux. Nous avons matière à partager…

PP : Justement, je dis souvent que la Gestion de Patrimoine est liée, dans ses racines latines, à la filiation : Patrimoine – Patronymique – ce qui vient du Père… Et déjà, nous sommes plongés dans les liens de sang (que je peux subir) et les liens de cœur (que j’ai normalement choisis). La famille est-elle un problème en soi ?…

CN : Si la famille est souvent au cœur des préoccupations à l’origine d’un conseil patrimonial, les grands événements de son histoire ou encore les relations entre ses membres semble conditionner la réussite d’une stratégie patrimoniale au-delà de la pertinence des outils et techniques déployés. Ne pas suffisamment tenir compte de ces facteurs peut faire courir le risque qu’une stratégie patrimoniale échoue à court, moyen ou long terme. Les professionnels de la gestion de patrimoine (conseils en gestion de patrimoine, professionnels de la banque, notaires, experts-comptables, avocats, family officers) sont parfaitement alertés sur ces risques, mais comment apprécient-ils l’importance de la psychologie dans leur activité régulière d’audit et d’ingénierie ?

PP : Dans les conférences et formations de METISSE, nous mettons en avant les aspects comportementaux dans la prise de décision des clients, sans aller trop loin dans la psychologie, sujet sensible et vite tabou. À ton avis, Caroline, jusqu’où faudrait-il aller ?

CN : L’apport des connaissances de la psychologie est une ressource stratégique pour la gestion de patrimoine et le Family Office, et qui veut s’y intéresser constatera que la psychologie contemporaine n’est pas une boite noire mais une discipline scientifique (elle utilise la méthode expérimentale pour accroitre ses connaissances et préciser ses interventions). La psychologie est donc une science mais aussi une pratique qui s’intéresse au comportement humain dans son sens large (pensée, émotion, action, motivation…), y compris dans les relations familiales et professionnelles. Prendre en compte de manière systématique les facteurs psychologiques clés permettrait aux professionnels du patrimoine de parfaire leur pratique de conseil et gestion. C’est ce que j’aimerais argumenter aujourd’hui.

PP : D’accord, commençons par définir ce qu’est une famille ?

CN : Tenter de définir la famille revient à interroger son évolution au fil des époques mais aussi la place qu’elle occupe dans la vie de chacun. Effectivement, la famille est l’écho intime d’un cercle délimité de quelques membres. Pour chacun, la famille résonne particulièrement en fonction de sa construction identitaire, ses choix de vie, son parcours. Elle est aujourd’hui plus que jamais protéiforme et le parcours de vie de chacun dans les sphères sentimentale et familiale est le reflet de ces évolutions sociétales. D’une part, la vie sentimentale cumule plus souvent les expériences de plusieurs mariages, des PACS et des périodes de concubinage. D’autre part, il est plus fréquent d’avoir plusieurs enfants de différentes unions. De plus, nos trajectoires sont de plus en plus internationales ; nos familles vivent plus souvent réparties dans différents pays et chacun de nous peut construire son parcours de la vie personnelle ou professionnelle à différents endroits du monde. Ces trajectoires familiales peuvent abonder dans la poursuite du bonheur et l’épanouissement personnel ; par là même, elles tissent des liens entre des personnes qui ne partagent pas nécessairement les mêmes noyaux familiaux, histoires de vie familiale, souvenirs.

PP : Est-ce que l’allongement de la durée de la vie ne complexifie pas aussi les perceptions des membres de la famille ?

CN : Oui, la trajectoire familiale est plus sinueuse, contient plus de cycles de vie. Les générations peuvent s’amalgamer aux places dans la famille (par exemple, un beau-parent est parfois de la même génération qu’un enfant d’une union précédente). La question plus tard de la dépendance et de la capacité, plus largement la gestion du grand âge, peut aussi ajouter à la complexité des relations familiales. Tous ces facteurs concourent vers la nécessité d’une gestion patrimoniale délicate et fine, au plus proche des souhaits mais aussi des plaintes à voix basse de chacun pour préserver l’entente familiale à court, moyen et long terme. Par ailleurs, les entreprises familiales, toutes tailles et tous secteurs confondus, représentent une part importante des tissus économiques en France, au Québec, en Suisse, en Belgique ou encore au Luxembourg. Cela conduit de plus en plus fréquemment deux à trois générations d’une même famille à travailler ensemble et d’un point de vue patrimonial, accroit les opérations de transmissions d’entreprises familiales. S’ajoutent alors aux difficultés techniques d’une transmission d’entreprise les enjeux psychologiques inhérents et spécifiques à toute famille. Relativement peu d’entreprises auront méthodiquement planifié leur transmission et parmi celles qui l’auront effectivement anticipé, très peu considéreront des facteurs psychologiques dans leur stratégie, alors que ce sont ces derniers qui sont souvent à la source des complications le moment venu.

PP : Tellement vrai. Avec mon confrère, Alain Martel, nous intervenons dans le cursus MFO (Multi Family Office) de l’AUREP-AFFO et nous insistons sur la différence entre « travailler en famille » et « faire partie d’une entreprise familiale », qui elle brasse plusieurs générations autour d’un même projet. Et dans les deux cas, Pouvoir & Ego sont accélérateurs de potentiels dérèglements de la relation et viennent biaiser les prises de décisions. Quels points d’attention préconises-tu ?

CN : La finalité de la mission de conseil-gestion (audit et ingénierie) est d’accompagner chaque client de ce dont il est en train ou risque de subir à une structure patrimoniale réfléchie, choisie, précisément adaptée. Pour un conseil complet qui inclut non seulement les objectifs poursuivis mais aussi les sources de préoccupations rencontrées, la récolte des données sur le contenu et les avoirs composant le patrimoine (audit économique et financier), sur le contenant et les modes de détention du patrimoine (audit juridique), devrait probablement être complétée de données psychologiques, des points de repère à considérer au moment des préconisations. L’audit patrimonial n’est pas neutre psychologiquement pour celui qui choisit de se confier ; l’exercice l’invite à revivre les grands événements, tournants (parfois tourments) et périodes de son existence. Il les confronte indéniablement à sa réalité actuelle, à ce qu’il a fait et est devenu. C’est dans cet état psychologique plus ou moins conscient qu’un client confie ses espoirs et souhaits profonds au professionnel du patrimoine. En posant chaque élément important d’une vie sur un continuum allant du choix pleinement assumé et heureux à son exact inverse (une réalité à peine supportée quand elle n’est pas douloureusement subie, par exemple, certaines indivisions successorales ou faisant suite à un divorce), ce sont là quelques bribes précieuses sur l’existant psychologique ainsi vécu au regard de son patrimoine dont le professionnel a accès. L’audit patrimonial est économique, civil, social, fiscal… et psychologique !

PP : Il y a ce qui est dit et ce qui n’est pas dit, et tout le non-verbal aussi à observer qui peut dire beaucoup, n’est-ce pas ?

CN : Il suffit parfois d’un silence, d’une hésitation pour effleurer un aspect psychologique qui pourrait devoir être considéré dans la stratégie patrimoniale pour en asseoir sa pertinence et assurer sa pérennité. En fonction de l’âge et de l’expérience de vie, un client en retraite ou réfléchissant à la transmission de son entreprise peut aussi avoir à traverser les réminiscences d’échecs (personnels, relationnels, professionnels) parfois douloureux pour l’ego, peut-être les crises intimes, relationnelles ou professionnelles, et de toutes les façons les questions symboliques sur son autonomie à mener la suite de sa vie et la liberté avec laquelle il compte la poursuivre. Au moment de l’audit, où se construit seulement ou s’affine encore la relation professionnel-client, il peut ainsi se révéler des nœuds propres à l’histoire familiale ou d’une entreprise, la nature et la qualité des relations entre les membres de la famille par exemple. Prendre le temps, au moment de la récolte des données pour l’audit, de retracer, même grossièrement, mais avec pragmatisme et méthode, le parcours de vie et le vécu émotionnel des grands moments d’une vie complèterait avec à-propos les données patrimoniales en affinant l’analyse et la stratégie déployée ensuite, et en contribuant aussi à prévenir des incompréhensions et conflits ultérieurs. J’ai fondé Héliotropes aussi pour répondre à ce besoin, en intervenant toujours sur la mesure des enjeux propres à chaque famille ou ceux spécifiques à une entreprise à un moment précis de son histoire.

PP : Collecter, c’est bien, avec délicatesse et soin, c’est encore mieux, mais le Client attend le rapport d’étonnement, le regard de l’expert, les solutions et stratégies à mettre en œuvre. Quand il donne autant, il peut être pressé, alors qu’au contraire l’expert prend du temps, du recul en croisant et recroisant les données et leurs interactions…

CN : La psychologie, ce n’est pas que le travail de thérapie, comme on tend à la résumer parfois en France. C’est une image qui lui colle à la peau et ne reflète qu’une partie de son rayonnement. Aussi, le temps de la psychologie n’est pas nécessairement long. Non seulement les interventions peuvent être courtes, elles sont aussi souvent essentielles pour prévenir de blocages, eux très couteux en temps, en argent, en harmonie familiale ou en efficacité professionnelle ! Ma spécialité par exemple, la psychologie du travail et des organisations, est aujourd’hui une spécialité majeure de la psychologie dans le monde. Plutôt confidentielle en France, elle est très répandue dans les pays anglo-saxons ; à titre d’illustration, en 2015, les psychologues du travail et des organisations ont été la profession à la croissance la plus rapide aux Etats-Unis et depuis, ils conservent une croissance forte. En déployant une méthode d’intervention ciblée et concrète, à partir de procédures et d’outils validés, nous conseillons les entreprises pour optimiser leur performance en optimisant leur fonctionnement (organisationnel et humain) et nous les accompagnons avant, pendant et après les événements qu’elles traversent pour en tirer le maximum d’efficacité. Parmi les événements stratégiques et complexes figurent la création, la cession, la transmission externe, interne ou familiale d’une entreprise.

La psychologie et la gestion de patrimoine sont deux disciplines ayant en commun de placer la quiétude des personnes et des relations au centre de la démarche professionnelle. D’un côté, le conseil patrimonial est au carrefour de plusieurs disciplines, de sorte que la qualité de l’accompagnement en matière d’ingénierie patrimoniale se révèle dans la complémentarité d’expertises apportées par des professionnels qui choisissent d’œuvrer ensemble dans l’intérêt d’une personne, d’une famille ou d’une entreprise. Sa complexité tient au fait d’élaborer une stratégie patrimoniale qui découle avec cohérence de l’audit patrimonial, en déployant des outils adéquats, civils, économiques, fiscaux, à la lumière des buts patrimoniaux qui auront été clarifiés et des préoccupations intimes. D’un autre côté, les avancées exponentielles en psychologie se structurent avec le déploiement d’approches robustes, initiées dans la seconde moitié du XXème siècle, notamment aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas.

PP : D’accord, beaucoup d’études et de travaux réalisés, mais concrètement pour les professionnels du Droit et du Chiffre, que peut-on retenir ?

CN : Ces approches s’accompagnent d’outils concrets et de techniques applicables dans différents contextes de la gestion de patrimoine et du Family Office. D’ailleurs, les formations que j’élabore avec Héliotropes pour les professionnels, portent sur ces aspects pratiques pour délivrer un contenu à jour et opérationnel. La psychologie peut précisément apporter à l’ingénierie patrimoniale sur trois plans : auprès d’une personne, auprès d’une famille ou auprès d’une entreprise. Un exemple significatif cité précédemment est le moment pour un enfant de reprendre la direction de l’entreprise familiale, probablement un changement parmi les plus périlleux dans l’histoire d’une entreprise. Que cet événement marque une véritable rupture ou évolue dans la continuité de la direction prise par la génération qui transmet, une nouvelle équipe de direction dessinera une nouvelle dynamique qui se construira par adaptations et ajustements relationnels et fonctionnels ; la transmission d’une entreprise familiale n’est pas toujours aussi évidente pour l’enfant que pour le parent (Kenyon-Rouvinez, Adler, Corbetta & Cuneo, 2011)[1].

Sur le plan stratégique, la transmission de l’entreprise familiale est un moment unique ; cette opération offre l’opportunité de renforcer des liens existants, de consolider ou d’impulser une nouvelle stratégie d’entreprise, de fédérer autour des valeurs familiales et entrepreneuriales. C’est aussi une transition souvent à forte intensité émotionnelle ; des écueils personnels, des rivalités dans la fratrie (ou la cousinade), des désaccords enfants-parents peuvent se révéler. Des tensions peuvent spécifiquement naître dans ce contexte et conduire à des conflits entre celui qui reprend et celui qui transmet, incluant plusieurs membres de la famille intégrés ou non à l’entreprise ainsi que des non-membres de la famille qui évoluent dans l’entreprise.

PP : Nos clients Groupes Familiaux nous posent souvent ces questions. Pour les parents :  Transmettre à mes enfants, est-ce un cadeau ou un fardeau ? Et pour les enfants : Suis-je obligé d’accepter et comment faire une vraie rupture dans la gestion de l’entreprise sans heurter mes parents ?

CN : Plusieurs questions en amont se posent avec légitimité : l’enfant « choisi » partage-t-il fondamentalement le même projet que son parent ? Comment intègre-t-il ce « passage de flambeau » dans son propre parcours de vie, ses projets personnels et familiaux ? Dans quelle mesure ce projet répond-il à ses besoins psychologiques, innés et universels, dont nous savons aujourd’hui qu’ils sont indispensables à un sentiment de satisfaction et la poursuite de ses objectifs ? Ces besoins humains que nous partageons tous facilitent l’engagement, la prise de risque, l’intégrité et l’exploitation de son potentiel en accord avec ses valeurs. Se sent-il capable d’impulser les actions exigées par ses responsabilités futures, de persévérer face aux adversités qui vont se présenter ? Comment est-il perçu par le management, les actionnaires, les partenaires, les salariés ? Comment la fratrie (ou la cousinade) intégrée à l’entreprise vit-elle véritablement la situation ?… Des approches robustes de la motivation humaine offrent des grilles de lecture concrètes sur les déterminants individuels et collectifs de la prise de décision et de l’action, de la proactivité ou encore de la réalisation de soi…et sur les moyens de travailler sur ces facteurs avec une personne ou une équipe pour les préparer au mieux au bon déroulement d’une transmission d’entreprise et à répondre efficacement à ce qui peut y faire obstacle. Par exemple, avoir un modèle professionnel qui exprime de la confiance en mes capacités et mon potentiel (ou ne serait-ce que le percevoir ainsi) insuffle une disposition à pouvoir ensuite prendre rapidement mes propres décisions. Un acteur en confiance dans ses rôles et responsabilités est plus efficace et efficient, et la confiance de soi et des autres en son efficacité se prépare, peut se renforcer si nécessaire et se transmet autant que des avoirs ou une fonction d’entreprise !

PP : Un acteur confiant est en effet déterminant pour être efficace, il peut faire face, peut-être même s’est-il préparé toute sa vie pour cet instant. Mais nous avons aussi rencontré des transmissions non voulues, quasi-forcées où l’acteur principal nommé n’était pas ou ne se sentait pas prêt.

CN : Le temps de la préparation est d’autant plus essentiel qu’il permet de prévenir toutes les sortes de difficultés, organisationnelles ou humaines, qui pourraient venir entraver la bonne marche de la transmission ou le fonctionnement optimal de l’entreprise lorsqu’elle est en cours de transmission. C’est pourquoi l’équipe technique qui accompagne l’entreprise (et éventuellement la famille) lors d’une opération de transmission, souvent composée d’experts du patrimoine, du droit et du chiffre, devrait pouvoir aussi compter sur un psychologue du travail et des organisations. En déployant une démarche validée, neutre et déontologique, son expertise permet de prévenir les situations que tu énumères, menaçantes pour la performance organisationnelle et la sérénité des relations humaines.

PP : Tout ne peut pas s’anticiper, il faut aussi pouvoir agir avec l’imprévisible…

CN : D’autres situations arrivent aussi parfois. Par exemple, certains membres de la nouvelle génération vivront ici une expérience douloureuse qui peut surprendre même les personnes impliquées depuis le début du projet de transmission. Ce qui est aujourd’hui communément nommé le phénomène de l’imposteur (Clance & Imes, 1978)[2] est un vécu interne répondant à plusieurs critères cumulatifs et graduels. L’enfant finit par se percevoir absolument illégitime à son poste alors qu’il a repris la direction de l’entreprise. La pratique professionnelle nous montre qu’il n’est pas rare de retrouver ce phénomène complexe chez des repreneurs d’entreprises familiales parfois en bonne santé économique depuis plusieurs générations. L’impact est parfois lourd sur l’efficacité et la rapidité des décisions que le dirigeant prendra, puis par ricochets, sur la stratégie générale de l’entreprise, sur la confiance des actionnaires, des partenaires, des managers et des salariés, voire même sur la stabilité/continuité de l’entreprise. Anticiper ces réalités avec discernement permet de faciliter des opérations déjà techniquement complexes et œuvrer pour la pérennité des entreprises.

PP : Rien n’est facile non plus pour celui qui transmet …

CN : Pour la génération qui transmet et part en retraite, ce sont d’autres facteurs psychologiques qui méritent une attention particulière : laisser la direction d’une entreprise qu’on a parfois construite toute une vie n’est jamais neutre, et plus largement se mettre en retrait des affaires et clore le chapitre de sa vie professionnelle. Il peut s’agir aussi de laisser s’éloigner une identité sociale dont on ne percevait plus consciemment tout ce qu’elle peut insuffler à notre sentiment d’épanouissement et d’existence.

PP : Nos clients avouent parfois perdre leur identité sociale dans cet acte de transmission. Ils perdent leur rythme, leur cour, leur raison d’être. Dans les rendez-vous avant cette décision, nous prenons soin de faire réfléchir notre interlocuteur : Qui êtes-vous quand vous ne faites rien ? Toute sa personne parfois est entremêlée avec son entreprise, elle incarne et est l’entreprise. Il faut préparer cette désincarnation progressivement, et parfois même c’est comme une désincarcération, tellement les organisations personnelle et professionnelle sont intimement liées.

CN : Oui, et plus largement encore, la transmission d’entreprise, de surcroît familiale, est fortement imbibée de l’héritage « organisationnel » circulant de la sphère personnelle à la sphère relationnelle et à la sphère organisationnelle, avec des impacts pouvant rayonner sur la bonne marche de l’entreprise, des salariés et le cas échéant des membres de la famille y évoluant. Pour cette raison, l’opération ne doit pas seulement être l’objet d’attention psychologique sur les plans personnel et relationnel mais aussi sur le plan organisationnel. La littérature scientifique en psychologie du travail et des organisations sur le changement organisationnel est abondante à propos des facteurs de succès d’une opération délicate pour une entreprise. D’autres travaux académiques récents révèlent qu’en réalité, négliger ces facteurs, par méconnaissance ou volonté de rapidité d’exécution par exemple, fait encourir le risque d’échecs d’implantations de changements organisationnels (pour un exemple d’analyse systématique sur les publications à ce sujet, voir Montreuil, Nicolas, Lauzier & Lemieux, 2018)[3].

PP : Autant la gouvernance de l’entreprise est connue et reconnue, autant il y a encore une hésitation à parler de gouvernance familiale, comme si nous ne pouvions pas tenter de manager, de cadrer de l’affectif.

CN : Travailler avec la gouvernance familiale est pertinent. Pour toutes, les valeurs familiales et entrepreneuriales constituent un socle pour la compréhension partagée d’une histoire qui continue de s’écrire. Concrètement, il est question de traverser une période de transition avec une préparation et une méthode d’accompagnement à-propos, en anticipant et maîtrisant les écueils tout en impulsant les leviers pertinents aux moments judicieux. Et cela ne peut pas se faire efficacement sans un véritable accompagnement professionnel répondant à une déontologie et des règles éthiques rigoureuses. 

PP : Poser le cadre d’une gouvernance familiale voire mettre en œuvre une charte de famille, permet de limiter les interprétations abusives : nous n’inventons pas une règle contre un membre de la famille au moment où se pose un problème ou se présente une situation, mais la règle a été prévue bien avant l’apparition de son besoin. Elle n’est pas dédiée contre une personne ciblée, elle est universelle à sa création. Que penses-tu de ce type de mesures d’anticipation pour éviter les conflits ?

CN : Effectivement, favoriser des relations saines et claires entre l’entreprise et la famille en posant un cadre construit, connu et accepté par tous, est essentiel. Le cadre de la gouvernance familiale comme d’autres outils, à condition d’être adaptés à la situation familiale et/ou entrepreneuriale, sont d’autant mieux fondés qu’ils servent à préparer et clarifier l’avenir. Plus largement, les sujets de transmission et succession doivent être anticipés en les abordant au plus tôt, avec méthode, que ce soit auprès d’une personne, d’une famille ou d’une entreprise.

Cependant, certains événements (divorce, séparation, naissance, décès), lorsqu’ils arrivent, peuvent mettent à mal une stratégie patrimoniale qui avait été anticipée et était pourtant pertinente au regard des objectifs initialement poursuivis. En particulier, à l’ouverture d’une succession, des questions d’héritage peuvent révéler des dysfonctionnements relationnels, faire éclater des conflits, voire conduire à traverser des crises existentielles ou familiales profondes[4]. Ces situations renferment pour certaines une grande intensité émotionnelle, de sorte qu’elles révèlent des dynamiques psychiques anciennes, profondes au sein d’une famille. Lors d’une succession, l’intensité de certains conflits tient sa complexité en étant l’écho d’une souffrance personnelle liée à des événements de vie, souvent au sein de la vie de famille, et au vécu de deuil alors traversé personnellement et différemment par chacun.

En l’occurrence, vivre le décès de ses parents avancés en âge est un événement plus ou moins prévisible, qui n’en demeure pas moins une épreuve parmi les plus douloureuses qu’un être humain ait à traverser au cours de sa vie. La violence vécue par cet événement questionne notamment le temps qui semble prendre toujours de court et chambouler le vécu intime avec parfois beaucoup de fracas. La douleur ressentie est directement liée à la perte ; elle est aussi la résurgence de l’histoire de chacun et d’une part essentielle de la construction de sa propre identité. Dès lors, hériter d’un parent, ce n’est pas seulement recevoir concrètement, c’est aussi devoir s’inscrire à nouveau à sa place d’enfant et reprendre pour un temps sa place dans sa famille étant enfant. Hériter questionne ainsi sur les valeurs transmises et le poids symbolique de ce qui est reçu. Que ce soit la maison de famille ou une somme d’argent, la réception d’un héritage n’est jamais complètement dénué d’affect ; il réveille parfois des sentiments paradoxaux, éprouvés au cours de sa vie à l’égard de ses parents, de ses frères et sœurs et de sa famille. Il fait renaître des souvenirs enfouis parfois douloureux, ravive inévitablement des émotions anciennes qui sont pour certaines teintées d’ambivalence.

PP : Nous n’héritons pas que de biens matériels et tangibles …

CN : Hériter, c’est aussi convoquer ses valeurs personnelles, les valeurs familiales mais aussi celles développées en fondant son propre foyer. D’ailleurs, il n’est pas rare que les conjoints soient d’une manière ou d’une autre impliqués dans les conflits familiaux éclatant à l’ouverture d’une succession. Chaque famille a son propre fonctionnement, ses propres ressources et compétences, notamment émotionnelles.

PP : Pour conclure, Caroline, est-ce que toutes les familles se ressemblent et passent par les mêmes voies d’interrogation et de doute ? Toutes ont-elles besoin d’une tierce personne de confiance, externe à la famille pour les accompagner ?

CN : Chaque famille est unique mais les familles se ressemblent toutes si nous choisissons certains angles de vue ! En connaissant les dynamiques familiales et les étapes communes que les familles traversent souvent, se mettront en exergue les particularités inhérentes aux individualités de ses membres et à l’histoire de la famille à travers ses générations. Parce que ce sont toujours ces aspérités individuelles ou familiales qui compromettent la pertinence d’un audit ou le déploiement d’une stratégie, c’est sur celles-ci que toute intervention dans nos champs de compétences doit s’arrêter avec conscienciosité. Résident ici aussi les plus grandes forces face aux étapes ou aux difficultés et des leviers puissants pour les personnes et les familles. Cela vaut aussi pour la trajectoire d’une entreprise, dans ses étapes fondatrices ou charnières comme dans ses spécificités qui la rendent toujours unique.

Ce sont aussi les particularités qui composent les piliers et les moteurs du conseil-gestion. Œuvrer dans la gestion de patrimoine, le Family Office, la psychologie, c’est toujours chercher une articulation efficace et sereine des individualités, des générations, de la famille et de l’entreprise. Sur le plan psychologique, cela engage plus précisément de déployer des méthodes, des techniques et des outils visant le bien-être personnel, l’harmonie familiale ou organisationnelle, le cas échéant en préservant, facilitant, solidifiant ou permettant les échanges aux milieux de situations parfois rigides ou rigidifiées par le temps, bloquées ou conflictuelles. Lorsqu’il s’agit de travailler avec une entreprise familiale, il est d’abord question de clarifier les rapports famille-entreprise, de fluidifier les échanges en même temps que structurer le fonctionnement de l’entreprise ou des entreprises détenues par la famille, puis d’œuvrer à la fois pour la solidité des liens familiaux et l’optimisation des processus de décisions entrepreneuriales, de favoriser dans une même démarche la cohésion familiale et la pérennité de l’entreprise.

PP : Un double accompagnement technique et émotionnel, pour ne pas dire psychologique…

CN : Pour accompagner une clientèle dont l’exigence est légitimement croissante du fait de la complexification des structures de nos vies, des histoires familiales et entrepreneuriales, maîtriser certains points de repère d’ordre psychologique et les considérer avec méthode et pragmatisme dans une pratique régulière, permet aux professionnels de la gestion de patrimoine et du family office de parfaire leur travail de récolte, d’analyse et de conseil, puis de rester en alerte lors du déploiement d’opérations parfois délicates d’une ingénierie patrimoniale déjà techniquement complexe.

PP : Merci Caroline pour ce partage plein de ressources nouvelles pour encore mieux servir nos clients.


[1] Kenyon-Rouvinez, D. H., Adler, G., Corbetta, G., & Cuneo, G. (2011). Sharing wisdom, building values. Letters from family business owners to their successors. New York: Palgrave Macmillan.

[2] Clance, P. R., & Imes, S. A. (1978). The Impostor Phenomenon in High Achieving Women : Dynamics and Therapeutic Intervention. Psychotherapy : Theory, Research and Practice, 15(3), 241-247.

[3] Montreuil, V., Nicolas, C., Lauzier, M. et Lemieux, N. (2018, juillet). Comprendre les résultats des études en gestion du changement sans savoir ce qui a changé : Regard critique sur les articles publiés depuis les années 2000. Communication présentée au XXe Congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française (AIPTLF). Bordeaux, France.

[4] L’intervention de crise dans la famille ou dans l’entreprise répond à certaines caractéristiques et nécessite le déploiement d’une méthodologie spécifique qui tient compte aussi de la nature de la crise. La teneur des étapes et critères à respecter nécessite une description détaillée qui n’est volontairement pas abordée ici.

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Pascal PINEAU (AF2P)

Pascal PINEAU (AF2P)

Associé gérant chez SARL Atelier Formation Pascal Pineau