A l’heure où le poker en ligne fait fureur chez les amateurs, l’administration, friande de surveillances des sites de poker en ligne, est-elle en droit de prétendre à l’imposition des gains ainsi réalisés au titre de l’impôt sur le revenu ?
Cette problématique a été soumise pour la première fois au Conseil d’état en 2018 (CE, 21 juin 2018, no 412124). En l’espèce, le joueur fréquentait la version de ce jeu en ligne dénommé « Texas Hold’em Poker ». Et à l’issue de son contrôle fiscal, l’administration l’avait soumis à l’impôt sur le revenu à raison de ses gains en ligne sur le fondement de l’article 92 du CGI visant les bénéfices tirés “de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus”. Et elle assortissait le redressement de la pénalité de 80 % de l’article 1728-1-c du même code en cas de découverte d’une activité occulte. Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’état posa le principe selon lequel : ”Si la pratique, même habituelle, de jeux de hasard ne constitue pas une occupation lucrative ou une source de profits, au sens des dispositions précitées de l’article 92 du CGI, en raison de l’aléa qui pèse sur les perspectives de gains du joueur, il en va différemment de la pratique habituelle d’un jeu d’argent opposant un joueur à des adversaires lorsqu’elle permet à ce dernier de maîtriser de façon significative l’aléa inhérent à ce jeu, par les qualités et le savoir-faire qu’il développe, et lui procure des revenus significatifs.“

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Au fond, toute la question réside dans le point de savoir si le joueur est en mesure de contrôler le caractère aléatoire des gains. A cet égard, le Conseil d’état considère que, même si le jeu pratiqué par le contribuable fait intervenir des distributions aléatoires de cartes communes et de cartes propres à chaque joueur, un joueur peut parvenir, grâce à l’expérience, la compétence et l’analyse de la psychologie de ses adversaires, à maîtriser le caractère aléatoire du résultat et à accroître de façon sensible sa probabilité de percevoir des gains importants. Or précisément dans cette affaire, le contribuable avait abandonné, au début de l’année 2010, son emploi d’ingénieur pour se consacrer à la pratique du poker. Il avait de la sorte participé à vingt-quatre compétitions de poker au cours de cette année et il figurait, en 2010, parmi les meilleurs joueurs français. De surcroit, ses gains au poker étaient largement supérieurs à ses autres revenus perçus au titre de cette même année. Le juge valida l’arrêt de la cour administrative estimant que M. A. avait, bel et bien, exercé, au cours de l’année 2010, une activité lucrative de joueur de poker.
Pour le juge de l’impôt, la qualification de jeu de hasard que peut revêtir la pratique du poker pour l’application des différents textes portant réglementation de la police des jeux et l’interprétation qu’en a donnée la Cour de cassation, ainsi que des dispositions de l’article 126 de l’annexe IV au CGI, relatives à l’impôt sur les spectacles, jeux et divertissements, était sans incidence sur l’application des règles relatives à l’imposition des revenus.
Pour sa défense, le contribuable s’appuyait sur la doctrine administrative sur le fondement de l’article L.80 A du LPF. On pouvait lire en effet à l’époque des faits que « la pratique, même habituelle, de jeux de hasard tels que loteries, tombolas et jeux divers, ne constitue pas une occupation lucrative ou une source de profits devant donner lieu à imposition au nom des personnes participant à ces jeux ». Cette approche figure encore au demeurant dans les mêmes termes dans la documentation actuelle (BOFIP-BNC-CHAMP-10-10-20-40*§ 400.-28/06/2023), ce qui rend la position du juge sur ce plan encore opérante de nos jours.
Or, à cette égard, le Conseil d’Etat fait une application stricte des dispositions de l’article L. 80 A du LPF en soulignant que cette doctrine ne vise pas le poker en ce que ce jeu n’y est pas mentionné. Nul n’ignore que le contribuable qui se prévaut d’une doctrine administrative sur le fondement de l’article L. 80 A précité doit se trouver très précisément dans la situation telle qu’elle est décrite par le texte administratif. C’est ce que l’on appelle la condition de conformité consacrée de longue date par le Conseil d’Etat (notamment (CE, 9 mars 1998, req. n° 168003.- CAA Bordeaux, 17 novembre 1998, req. n° 96-358.- CE, Sect. 20 octobre 2000, req. n° 222675, « Melle Bertoni », concl. G. Bachelier. -CE 25 février 2004 n° 222904, Sté Française de Réassurances). Faisant application au cas d’espèce de ce principe fondamental, il rejette par conséquent à juste titre la prétention du plaignant.
Ne manquant décidément pas de ressources, le joueur fit alors valoir qu’en vertu de l’article 126 de l’annexe IV au CGI, « sont considérés, en principe, comme jeux de hasard, tous les jeux d’argent qu’il s’agisse de jeux de cartes ou d’autres jeux ». C’était bien tenté. Mais il avait simplement oublié que les règles applicables à un impôt ne sont pas transposables à un autre impôt sauf si ce dernier le prévoit. Et précisément, cette formule est tirée de la définition du champ d’application de l’impôt sur les cercles et maisons de jeux de l’article 1559 du CGI. Dans ces conditions, toute transposition à l’impôt sur le revenu était définitivement exclue, ce que ne manqua évidemment pas de relever le Conseil d’Etat.
Maintenant lorsque le joueur est considéré comme professionnel, le Conseil d’Etat (CE, 5 juillet 2023 n° 47093) rappelle que l’administration est parfaitement en droit de sanctionner l’absence de déclaration des revenus réalisés au titre de l’exercice de cette activité. En conséquence, le joueur doit, d’une part, se faire connaitre du centre de formalité des entreprises ou d’un greffe d’un tribunal de commerce et, d’autre part, satisfaire à son obligation déclarative sur le fondement de la jurisprudence et de la doctrine administrative reprise depuis (BOFIP-BNC-CHAMP-10-30-40.28/06/2023) et déjà applicable à l’époque des faits. De toutes façons, sur le fondement de l’article 170 du CGI, en vue de l’établissement de l’impôt sur le revenu, toute personne imposable audit impôt est tenue de souscrire et de faire parvenir à l’administration une déclaration détaillée de ses revenus et bénéfices. La messe est dite.
Et si l’on parlait un peu maintenant de la TVA…
A cet égard, ce n’est évidemment pas la situation fiscale du joueur qui est en cause. Il n’accomplit aucune prestation de services à titre onéreux pas plus qu’il ne se comporte comme un assujetti. Il n’entre donc pas dans le champ d’application de la TVA au sens de l’article 256 du CGI. En revanche, qu’en est-il de l’organisateur de jeux de poker en ligne ?
En vérité, l’affaire n’est pas si simple car, comme la TVA dans le CGI n’est que la transposition en droit français, il faut tenir compte de la législation européenne et son interprétation par la CJUE. A cet égard, dans son article 261 E du CGI, le droit fiscal français considère que le jeu de poker organisé en salle de jeu bénéficie d’une exonération de TVA, alors que le jeu de poker en ligne est, lui, soumis à la TVA. Et dans une affaire jugée par la Cour administrative de Paris le 27 novembre 2024 (n° 23PA02343), le contribuable soutenait que, ce faisant, cette mesure était contraire au principe de neutralité de la TVA, principe consacré par les dispositions de l’article 135 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006. Selon la forme de la mise en place du jeu de poker le traitement fiscal au regard de la TVA serait de la sorte différent, ce qui porterait atteinte, selon le requérant, à ce principe et serait donc contraire à la législation européenne.
Sur ce plan, l’article 135 de la directive TVA précité permet aux États membres de poser des conditions et des limites à l’exonération de TVA applicable aux paris, loteries et autres jeux de hasard. Les Etats sont donc susceptibles de n’exonérer que certains jeux de hasard ou d’argent. Cette marge d’appréciation ne doit cependant pas aller à l’encontre du principe de neutralité de la TVA. Et ce principe s’oppose notamment à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente en matière de TVA. Pour la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt du10 novembre 2011, The Rank Group, C-259/10 et C-260/10), il convient d’analyser si, du point de vue du consommateur moyen, les prestations sont substituables. Si elles le sont, une différence de traitement susceptible d’influencer le choix du consommateur viendrait violer le principe de neutralité de la TVA.
Pour les jeux d’argent proposés en ligne ou hors ligne, la même cour précise qu’il faut prendre en compte les différences relatives à l’accessibilité géographique et temporelle des jeux, les possibilités d’anonymat ainsi que le caractère physique ou virtuel des interactions entre les joueurs ou entre ces derniers et les organisateurs des jeux, pour voir si elles sont susceptibles d’influer de manière considérable sur la décision du consommateur moyen de recourir à l’une ou à l’autre catégorie de jeux.
Pour la cour de Paris se fondant sur cette analyse, deux prestations de services sont semblables lorsqu’elles présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins auprès du consommateur, en fonction d’un critère de comparabilité dans l’utilisation, et lorsque les différences existantes n’influent pas de manière considérable sur la décision du consommateur moyen de recourir à l’une ou à l’autre desdites prestations.
Elle relève que :
– les interactions entre les joueurs sont pour partie différentes eu égard notamment à l’importance des signaux corporels, verbaux ou non verbaux, dans le jeu en salle et à la possibilité de recueillir des informations sur les autres joueurs dans le jeu en ligne ;
– que le rythme du jeu est également très différent dès lors qu’il est beaucoup plus rapide pour le jeu en ligne. Le nombre de parties auxquelles un même joueur peut participer est en outre significativement plus élevé en ligne en conséquence du rythme plus rapide du jeu mais aussi de l’accessibilité en tout temps et tout lieu bénéficiant d’un accès au réseau Internet, sans nécessité de déplacement dans un lieu particulier ;
– qu’il est possible pour le joueur en ligne de jouer plusieurs parties en même temps, alors même que cette possibilité ne serait pas utilisée par les joueurs de niveau moyen ou par ceux utilisant leur téléphone portable.
Toutes ces différences font apparaitre que ces différences existantes influent de manière considérable sur sa décision du consommateur moyen de recourir à l’une ou à l’autre desdites prestations. Dans ces conditions, en soumettant à la TVA uniquement le jeu de poker en ligne, la loi française ne porte pas atteinte au principe fondamental de neutralité de la TVA.