Apport-cession et soulte

Eclairage du 23 juin 2022 - N°436

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Une soulte inférieure à 10 % dans un apport-cession peut relever tout de même de l’abus de droit

La mécanique de l’apport-cession est maintenant bien connue. L’apport de titres à une société bénéficie d’un sursis d’imposition sur le fondement des dispositions de l’article 150 0 B du CGI. Si la cession des mêmes titres par la société bénéficiaire de l’apport intervient dans les trois ans de l’apport, le sursis d’imposition n’est pas remis en cause si le produit de la cession fait l’objet d’un réinvestissement économique dans les deux ans suivants. Et dans l’hypothèse où l’apport est réalisé au profit d’une société créée par l’apporteur, ce réinvestissement doit porter sur au moins 60 % du produit de la cession des titres pour bénéficier d’un report d’imposition.

Maintenant, il arrive parfois que l’apport-cession soit assorti d’une soulte versée à l’apporteur. Et le texte même. Pour autant, aux termes de l’article 150 0 B précité, le versement de cette soulte ne fait pas obstacle dans le principe au bénéfice du sursis lorsque celle-ci n’excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus en échange de l’apport.

Rappelons le point fondamental dans ces affaires, à l’aune duquel doit être apprécié le mécanisme du sursis d’imposition et du report d’imposition. En instituant ces mécanismes, le législateur a entendu favoriser les restructurations d’entreprises susceptibles d’intervenir par échange de titres en évitant que l’imposition immédiate de la plus-value constatée à l’occasion d’une telle opération, alors que le contribuable ne dispose pas des liquidités lui permettant d’acquitter cet impôt, fasse obstacle à sa réalisation. Et, au regard du texte de l’article 150 0 B du CGI, même si la soulte est d’un montant inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus en contrepartie de l’apport, la régularité de son versement est indissociablement liée à une relation directe avec l’intention du législateur. Ainsi, à de nombreuses reprises, le Comité de l’abus de droit a considéré que l’abus de droit pouvait valablement prospérer même en présence d’une soulte inférieure à 10 % (par exemple : CADF, séance n° 4-1/2020, 24 sept. 2020, aff. n° 2020-04).

Le Comité estime ainsi que le but fixé par le législateur n’est pas respecté si l’octroi de la soulte ne s’inscrit pas dans le cadre d’une opération de restructuration d’entreprise, que son versement est uniquement motivé par la volonté de l’apporteur des titres d’appréhender en franchise immédiate d’impôt des liquidités détenues par la société dont les titres sont apportés et faisant ainsi l’objet d’un désinvestissement. De la sorte, la société est-elle en effet privée de la possibilité de disposer de ressources nécessairement prises en compte lors de la détermination de la valeur des titres apportés.

Restait évidemment à savoir ce qu’en penserait le Conseil d’Etat. Et à cet égard, deux décisions viennent à point nommé pour éclairer le débat de manière significative (CE, 31 mai 2022, n° 455349 et CE, 31 mai 2022, n° 454288). La variété des situations permet de cerner parfaitement les conditions dans lesquelles l’apport-cession assorti d’une soulte échappe, ou non, à l’abus de droit de l’article L. 64 du LPF.

Un renard qui est dans un endroit sombre qui nous regarde

La première de ces affaires (n° 455349) présentait à juger les faits suivants. Deux apports-cession étaient réalisés mais dans des conditions différentes. Pour 670 820 080 euros, l’associé de la société et ses filles apportaient d’abord à une société civile de famille la pleine propriété de titres d’une société CFPR et les droits démembrés portant sur d’autres titres de cette même société. Les parents avaient en effet fait donation de la nue-propriété d’un certain nombre de titres à leurs filles. En contrepartie de cet apport, le père recevait 61 500 000 titres de cette société, d’une valeur nominale unitaire de 10 euros, ainsi qu’une soulte de  55 820 080 euros.

Les époux réalisaient ensuite une seconde opération d’apport-cession de titres de la même société à une autre société pour  74 983 720 euros leur donnant droit en contrepartie à 6 874 420 parts sociales de cette société, d’une valeur nominale unitaire de 10 euros, ainsi qu’une soulte de 6 239 520  euros versée par cette même société.

Dans chacune de ces deux opérations, la soulte était à l’évidence d’un montant inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus en échange de l’apport. Au plan du financement, les soultes versées par les sociétés bénéficiaires des apports avaient été financées par des autorisations de découverts, lesquelles ont été ensuite comblées par des dividendes versés par la société CFPRdont les titres avaient été apportés.

Les apporteurs avaient placé ces opérations sous le régime du sursis d’imposition de l’article 150 0 B du CGI. L’administration ne l’entendit pas de cette oreille. Elle mit en œuvre l’abus de droit estimant qu’en rémunérant les apports au moyen de ces soultes, même inférieures à 10 %, les apporteurs ne respectaient pas les intentions du législateur. Face à la contestation des parents apporteurs, le Conseil d’Etat analysa les deux opérations de manière différente.

Pour défendre le sursis d’imposition lié à l’apport à la société civile de famille, les parents faisaient valoir que la perte de liquidité entre la valeur des titres apportés et celle des parts de la société civile justifiait le versement de la soulte. Et la Cour administrative d’appel de Versailles avait fait droit à cette argumentation. Analysant les faits plus profondément, le Conseil d’Etat constata que, dès le lendemain de ces opérations, le père avait fait donation à ses cinq filles de la nue-propriété des titres et, à ses douze petits-enfants, de la pleine propriété de la quasi-totalité des titres qu’il avait reçus en pleine propriété lors de l’échange, lesquels représentaient plus de 47 % du total des titres ou droits reçus. Dans ces conditions, il considéra que ce dernier n’avait pas personnellement été exposé, pour la part substantielle correspondant aux titres ou droits dont il a fait donation, à aucune conséquence liée à la perte de liquidité des titres en cause. Pour le Conseil d’Etat, la Cour avait de la sorte dénaturé les faits et il valida l’abus de droit mis en œuvre par l’administration. 

Mais, examinant la seconde opération d’apport, son analyse fut toute différente. La Cour administrative d’appel de Versailles avait estimé que « pouvait seule être regardée comme une soulte, au sens de ces dispositions, une prestation pécuniaire ayant le caractère d’une véritable contrepartie à l’opération d’échange de titres, à savoir une prestation convenue à titre contraignant en tant que complément à l’attribution de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire de l’apport ». Pour valider l’abus de droit, elle estima que tel n’était pas le cas en l’occurrence. Le Conseil d’Etat fit une toute autre interprétation de la loi.

Tout d’abord, il rejeta la définition de la soulte retenue par la cour. Il fit simplement remarquer, qu’en l’espèce, la soulte en cause était prévue par le traité d’apport et constituait un complément de l’attribution des titres. Au sens des dispositions de l’article 150 0 B du CGI, ces seules constatations suffisaient à valider la qualification de soulte à la somme ainsi versée à l’apporteur. Dans ces conditions, le Conseil d’Etat considéra, qu’en refusant la qualification de soulte aux sommes versées, la cour commettait une erreur de droit justifiant la sanction de sa décision. Autrement dit, la décision de la cour n’était juridiquement pas fondée. Cette erreur faisait par conséquent obstacle à l’examen des autres moyens développés par les parties. Il annula la décision de la cour de Versailles et renvoya par conséquent l’affaire devant cette cour de manière à ce que l’abus de droit soit maintenu sur un fondement juridique correct, celui rappelé par la Haute Assemblée.

En vérité, pour commettre cette erreur de droit, la cour de Versailles avait sans doute été influencée par un arrêt de la CJCE de 2007 (CJCE 5-7-2007 aff. 321/05). Pour la cour de Luxembourg en effet, la soulte représente une prestation pécuniaire qui constitue simplement une véritable contrepartie à une opération d’échange. Pour autant, comme le rappelle le Conseil d’Etat, cette définition doit rester sans influence sur la notion de soulte telle qu’elle est entendue en droit national dans le cadre des dispositions de l’article 150 0 B du CGI. Le seul fait que la soulte constitue précisément un complément à l’attribution de titres de la société bénéficiaire de l’apport justifie l’application de l’abus de droit quel que soit le pourcentage qu’elle représente par rapport à la valeur nominale des titres apportés.

Pour ne pas encourir la sanction de l’abus de droit, la soulte doit, encore une fois, impérativement s’inscrire dans le cadre d’une restructuration d’entreprise. Même si la quasi-totalité des décisions du juge de l’impôt et avis du Comité de l’abus de droit fiscal approuvent la mise en œuvre de l’abus de droit faute par la soulte de s’inscrire dans cette perspective, il est arrivé que ce ne soit pas le cas. Ainsi, le comité a-t-il donné un avis défavorable à l’application de l’abus de droit dans une affaire dans laquelle la société bénéficiaire de l’apport avait ensuite procédé à une réduction de capital non motivée par des pertes en réduisant la valeur nominale de ses titres (Séance n° 4-1/2020, aff. n° 2020-25).. La société avait procédé au versement de sommes à l’associé qui a acquis ces titres en rémunération de l’apport de titres d’une autre société. Pour le comité, ces versements constituaient par conséquent des remboursements d’apports non constitutifs de revenus distribués d’où le rejet de l’abus de droit.

Le Comité précisa que « si la société bénéficiaire de l’apport procède à une réduction de son capital social, non motivée par des pertes, par réduction de la valeur nominale de ses titres, les sommes mises en conséquence à la disposition d’un associé, au sens du 1° de l’article 112 du CGI et sous réserve du respect des conditions auxquelles ces dispositions subordonnent leur application, dans la limite des apports initialement consentis par cet associé à la société dont il a apporté les titres et, pour le surplus, des revenus distribués au sens du 2° du 1 de l’article 109 du CGI, imposables à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers« . Ainsi était scellé le sort de l’abus de droit.

La seconde affaire jugée par le Conseil d’Etat à la même date (n° 454288) présentait des caractéristiques tout à fait différentes. En effet, le contribuable était déjà associé d’une société holding. Il apportait à celle-ci 500 titres d’une société d’ingénierie et recevait en contrepartie les titres du holding assortie d’une soulte inférieure à 10 % de la valeur nominale des titres apportés. Puis, dans un second temps, il faisait apport de 20 000 titres d’une autre société qu’il contrôlait également. En contrepartie de cet apport, il recevait de nouveau des titres du holding et là aussi lui était versée une soulte inférieure à 10 %. Ces opérations avaient là encore été placées sous le régime du sursis d’imposition. La particularité tenait ici au fait que le montant de ces soultes étaient inscrites dans le compte courant de l’apporteur ouvert dans la société holding, alors que celle-ci ne disposait pas des fonds nécessaires au remboursement de ce compte courant. Le financement était au final assuré par des distributions de dividendes, par les sociétés filiales, au profit de la société holding et réalisées au bénéfice du régime des sociétés mères et filiales.

L’administration considérait être en présence d’un abus de droit et elle assortissait l’imposition des soultes en tant que revenus distribués, de la pénalité de 80 % propre à l’abus de droit.

Pour le Conseil d’Etat, en instituant le report d’imposition applicable à l’époque des faits, le législateur n’entendait pas couvrir la stipulation d’une soulte au profit de l’apporteur en complément de l’attribution de titres de la société bénéficiaire de l’apport, lorsque le versement de celle-ci n’avait pas d’autre finalité que de permettre l’appréhension par l’apporteur, en franchise immédiate d’impôt, des liquidités détenues par cette société ou par celle dont les titres étaient apportésEt cela peu importe que la soulte perçue soit, ou non, inférieure de 10 % de la valeur nominale des titres reçus en échange lors de l’apport. C’est par conséquent sans surprise que le juge de l’impôt valida l’abus de droit dans cette seconde affaire. Le schéma mis en place n’avait manifestement eu pour seul but que d’appréhender des dividendes distribués par les sociétés filiales quasiment non imposés et remontés dans les comptes de la société holding au bénéfice du régime des sociétés mères et filiales, circonstance qui ne manquait pas d’aggraver la situation de l’apporteur.

Ainsi était dénoncée la fameuse pépite fiscale qui faisait le délice de certains auteurs, un tantinet téméraires dans cette occurrence (H. Hovasse, Une pépite fiscale : la soulte de l’article 150-0 B : Dr. sociétés 2008, alerte 31). Ces auteurs peuvent librement y penser, mais l’écrire, c’est tendre la joue pour se faire battre. Comment peut-on penser que l’administration ne va pas réagir devant un titre qui constitue pour elle une véritable provocation ?

On terminera en remarquant que toutes ces interprétations, pourtant antérieures à l’instauration du report d’imposition actuellement applicable en cas d’apport à une société contrôlée par l’apporteur demeurent parfaitement néanmoins transposables à l’aune de ce nouveau cadre juridique.

A malin, malin et demi…

Droit fiscal
Pierre FERNOUX

Pierre FERNOUX