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« L’USUFRUIT QUI PREND FIN NE REJOINT PAS LA NUE-PROPRIÉTÉ » « IL FAUT CORRIGER L’ARTICLE 1133 DU CGI »[1]

Eclairage du 24 octobre 2019 - N°325

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On a pris une mauvaise habitude, bien difficile à corriger tant elle est ancienne et répétée, on enseigne, on écrit, on affirme que lorsque l’usufruit prend fin, soit par l’arrivée du terme, soit par le décès de l’usufruitier (v. article 617 du code civil), cet usufruit « rejoindrait » la nue-propriété[2]. Nous voulons démontrer et convaincre qu’il s’agit d’une contrevérité, d’un non-sens [3].

Le nu-propriétaire serait récompensé de sa patience par la « récupération » de l’usufruit ayant appartenu à l’usufruitier décédé. Le nu-propriétaire « récupère » le bien en pleine propriété[4].

L’usufruit s’éteindrait au profit du nu-propriétaire qui recevrait automatiquement et gratuitement cet usufruit. « Au décès de l’usufruitier, la pleine propriété serait réunie entre les mains des nus-propriétaires sans fiscalité supplémentaire »[5].

Cette réunion supposée, qui serait source d’enrichissement du nu-propriétaire, interpelle, puisqu’elle est censée se réaliser au moment même où le droit d’usufruit qui s’éteint en raison du décès de l’usufruitier n’a plus d’existence et donc de valeur.

Réunir une chose à une autre, un droit à un autre, provoque la consolidation du tout et sa valorisation, à une condition cependant, que les choses réunies aient chacune une valeur[6].

Selon Jean Baptiste Victor Proudhon « Il ne peut pas y avoir d’usufruit là où il n’y a plus d’usufruitier »[7].

Un droit qui s’éteint, par défaut d’existence de l’usufruitier ou par arrivée du terme, n’ayant plus de substance n’a plus de valeur[8]. Ajouter 0 à 10 ne fera jamais que 10, comment peut-on dire qu’il y aurait « enrichissement », alors que le « plus » n’a aucune valeur.

Et pourtant cette présentation de l’enrichissement du nu-propriétaire par la réunion de l’usufruit à la nue-propriété, ou par la récupération de l’usufruit par le nu-propriétaire est malheureusement encore admise par beaucoup.

Elle est souvent enseignée dans nos facultés de droit tant par des civilistes que par des fiscalistes.

Le législateur fiscal, largement soutenu par l’administration, propage allègrement à son tour cette contrevérité en l’inscrivant dans l’article 1133 du Code général des impôts : « sous réserve des dispositions de l’article 1020, la réunion de l’usufruit à la nue-propriété ne donne ouverture à aucun impôt ou taxe lorsque cette réunion a lieu par l’expiration du temps fixé pour l’usufruit ou par le décès de l’usufruitier ».

Très récemment encore dans une réponse ministérielle au sénateur Malhuret en date du 4 juillet 2019[9] le Ministre de l’Economie et des finances repoussant la demande d’actualisation du barème de l’article 669 du CGI a confirmé cette position. Pour Bercy, au décès de l’usufruitier « le nu-propriétaire reçoit l’usufruit viager »[10].

Le problème est loin d’être neutre. Admettre que l’usufruit fait retour à la nue-propriété n’est-ce pas reconnaître implicitement qu’il y aurait transmission du droit d’usufruit et donc fait translatif ouvrant les voies de la taxation. L’hésitation de l’administration a longtemps été de mise.

Il a fallu imaginer pour écarter le droit proportionnel sur la valeur supposée de l’usufruit, un subterfuge habile, à défaut d’être savant : si l’usufruit fait retour à la nue-propriété ce ne serait point par transmission mais de fait « par l’effet du pouvoir d’attraction qu’exerce la nue-propriété sur l’usufruit »[11]. Effet d’attraction quelque peu surprenant.

Et de poursuivre « Il y a dégrèvement d’une charge qui pesait sur la propriété non point acquisition … L’usufruit ferait retour à la propriété par une sorte d’accession légale, exclusive d’une transmission effective » [12].

« Il faut admettre sans hésiter que la réunion de l’usufruit par extinction naturelle ne donne pas lieu à l’exigibilité d’un droit proportionnel sur la valeur de l’usufruit ».

Le fait translatif est certes écarté, mais la réunion supposée est toujours présente, alors pour l’expliquer on lui substitue « ce pouvoir d’attraction ».

On ne s’en plaindra pas dans la mesure où, en niant la transmission, l’administration fiscale écarte tout taxation, ce qui est confirmé par l’article 1133 du CGI, en application de l’article 13 de la loi du 25 février 1901 et surtout de la loi du 15 novembre 1943 portant aménagement de certaines dispositions du Code de l’enregistrement[13].

Dans le fond posons-nous la question, quelles sont les raisons qui expliquent la survivance de cette contrevérité ?

POURQUOI CETTE CONTRE VÉRITÉ : LE DÉMEMBREMENT UNE PROPRIÉTÉ ÉCLATÉE ?

Le plus souvent le démembrement de propriété est présenté comme l’éclatement du droit de propriété défini par l’article 544 du Code civil :

« La propriété est le droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue ».

Droit de jouir de la substance de la chose, par exemple par la perception des fruits produits (loyers, intérêts, dividendes et…). Au jour de l’appropriation du bien le propriétaire possède tous les fruits futurs dont il entrera en « jouissance » au fur et à mesure de leur distribution au temps t1, puis au temps t2, … et enfin au temps tm.

Le schéma ci-dessous représente la corrélation de cette jouissance (sous forme de revenus) avec le déroulement du temps.

Constatant que le droit de propriété étant composé de deux éléments :

On en est venu à considérer que le démembrement consistait à séparer le droit de jouissance du droit de disposer. Le droit de jouissance à l’usufruitier du temps t1 au temps tm[14] et le droit de disposer au nu-propriétaire. Séparation de l’avoir (à l’usufruitier) et du pouvoir (au nu-propriétaire).

Nombreux sont les auteurs qui ont présenté ainsi le démembrement, on peut citer par exemple :

Mme Fournerie : « Le propriétaire recevrait trois prérogatives : usage de la chose, jouissance de la chose, disposition de la chose. L’usufruitier ne bénéficierait que des deux premières, d’où d’ailleurs la formule : usufruit = usus + fructus, le propriétaire ne garderait que le droit de disposer… c’est à dire de le transmettre, compte tenu il est vrai de sa forte dépréciation »[15].

MM Delmas et Cornilleau : « Le partage du droit de propriété conduit à séparer le droit d’usage et de jouissance, (I’ usufruit), du droit de nue-propriété (l’abusus)[16]“.

L’administration fiscale a partagé également cette présentation traditionnelle du démembrement : « Le démembrement du droit de propriété consiste à attribuer le droit de jouir du bien à une personne, l’usufruitier, et le droit d’en disposer à une autre, le nu-propriétaire”[17].

Toute la jouissance future à l’usufruitier, tant et si bien que le propriétaire est considéré comme « nu », puisque privé des utilités du bien. « Le droit mutilé qui reste au propriétaire étant séparé de la jouissance et comme dépouillé, s’appelle la nue-propriété »[18].

Cette présentation va accréditer assez logiquement, le principe de réunion de l’usufruit à la nue-propriété. Au terme de l’usufruit, l’usufruitier, ayant par exemple vécu 10 ans, n’a pas consommé la totalité de la jouissance (la totalité de revenus). La jouissance non consommée, du temps t11 au temps tm, (les revenus non payés, non dépensés) ferait alors retour au nu-propriétaire qui en aurait été privé jusqu’alors.

Ce « retour implicite » dans les mains du nu-propriétaire pouvait alors être considéré comme « translatif » et ouvrir les chemins de la taxation, chemin que l’administration s’est refusée à prendre.

Nous avons critiqué cette présentation traditionnelle du démembrement de propriété Nous avons douté que la nue-propriété puisse être constituée du seul droit d’arbitrage. Droit d’arbitrage, certes, mais pour arbitrer quoi ? Toute la substance ayant été mise dans les mains de l’usufruitier on a du mal à imaginer ce dont le nu-propriétaire aurait pu disposer. Comment exercer un droit sans consistance ? Quelle pourrait être la valeur de ce droit sans réelle existence ? Comment l’évaluer ?

LE DÉMEMBREMENT DE PROPRIÉTÉ : UNE PROPRIÉTÉ PARTAGÉE

Nous avons proposé une présentation très différente considérant que le démembrement consistait plus réellement à partager entre usufruitier et nu-propriétaire tant la jouissance future (les revenus à percevoir) que le droit d’arbitrage[19].

Les droits de l’usufruitier seraient composés alors des seuls revenus à percevoir par lui-même, dont l’importance dépend de sa durée de vie probable, alors que les droits du nu-propriétaire seraient composés des revenus restant à percevoir au lendemain de l’extinction du droit d’usufruit, moment où il entrera en jouissance de ce dont il était propriétaire. Il n’est plus « nu-propriétaire » mais bien propriétaire de ces revenus (de cette jouissance) au jour même du démembrement[20].

Comme l’explique parfaitement AUBRY et RAU : « la cessation de l’usufruit, par toute autre cause que la perte de la chose ou la consolidation sur la tête de l’usufruitier, a pour effet direct et immédiat de faire rentrer le nu-propriétaire dans le droit de jouissance dont il avait été temporairement privé »[21]. Par l’effet de l’écoulement du temps, la jouissance du temps tn+1 est devenue celle du temps t0, jouissance qui profite enfin à celui qui en était déjà plein propriétaire.

Le nu-propriétaire n’entre pas dans l’appropriation de la jouissance non exercée par l’usufruitier mais il entre dans la jouissance de ce dont il n’a jamais cessé d’être propriétaire depuis le démembrement. Ce droit de propriété des revenus futurs à jouir au jour de l’arrivée du terme, c’est à dire le jour ou le temps tn est devenu le temps t0.

L’ENRICHISSEMENT DU NU-PROPRIÉTAIRE : LA VALORISATION MÉCANIQUE DE LA NUE-PROPRIÉTÉ

L’enrichissement du nu-propriétaire ne résulte nullement de la réunion de l’usufruit à la nue-propriété mais plus justement de la valorisation mécanique par l’écoulement du temps des revenus à percevoir ou susceptibles d’être perçus (constituant l’objet de la jouissance) possédés par le nu-propriétaire du jour même du démembrement.

Plus un revenu à percevoir est éloigné de sa date d’encaissement plus sa valeur est éloignée de sa valeur nominale. Sa valeur s’apprécie mécaniquement parce que chaque jour qui passe le rapproche du jour de son encaissement et de sa valeur nominale[22]. Ce raisonnement mathématique est familier aux financiers et comptables, il l’est un peu moins aux juristes.

Alors que l’usufruit se déprécie par le déroulement du temps pour valoir zéro au décès de l’usufruitier, la nue-propriété inversement se valorise inéluctablement sans appropriation du droit d’usufruit, sans réunion de l’usufruit à la nue-propriété, pour valoir la pleine propriété. Un revenu nominal de 10.000 euros, composant le droit de propriété du nu-propriétaire, à percevoir dans 10 ans, actualisé par exemple au taux de 5%, aura une valeur comptable de 6.140 euros, ce même revenu 5 ans plus tard sera estimé 7.825 euros, pour valoir enfin 10.000 euros au terme de ces 5 dernières années. Voilà la vraie raison de l’enrichissement du nu-propriétaire par la valorisation comptable des revenus futurs composant la nue-propriété.

Pendant de nombreuses années l’argumentaire publicitaire des promoteurs de l’investissement immobilier démembré a été basé sur l’enseignement dispensé, l’usufruit rejoignait la nue-propriété pour enrichir le nu-propriétaire.

La société PERL (créée en 2000), initiateur de la propriété partagée entre bailleur social et investisseur privé [23] a utilisé, pour présenter son concept « novateur », le schéma et les arguments suivants :

Le gain net de l’investisseur serait composé de « l ‘usufruit récupéré » au décès de l’usufruitier », récupération gratuite.

« Après la période démembrement, la réunion de l’usufruit et de la nue propriété est gratuite et automatique. Elle s’effectue sans aucune formalité, ni fiscalité, ni complément de prix »[24].

Ce schéma était accompagné du commentaire suivant : « La nue-propriété permet ainsi de capter dès l’achat sous forme de réduction du prix l’équivalent de quinze années de loyers … »[25]

Il est bien évident que la société aurait eu du mal à justifier que l’usufruit puisse constituer un élément du gain net réalisé par le nu-propriétaire.

Depuis lors, l’argumentaire a été corrigé. PERL, dans sa documentation la plus récente, ne parle plus de « récupération de l’usufruit » mais parle plus justement de « valorisation mécanique et contemplative qui résulte de la récupération contractuelle de la pleine propriété ».

Même évolution chez FIDEXI, autre promoteur de la propriété démembrée qui écrit : « Le gain est issu d’une revalorisation progressive de la valeur de la nue-propriété devenant pleine propriété au terme de la période ».[26]

On progresse dans une présentation correcte de la réalité économique. Lentement mais surement, on abandonne l’idée que l’usufruit rejoindrait la nue-propriété pour lui substituer une juste vision des mécanismes en jeu, la valorisation mécanique de la nue-propriété.

Doit-on y voir les effets positifs des enseignements, travaux et publications de l’AUREP [27]. On veut le croire.

Puisqu’il est démontré que l’usufruit ne peut pas rejoindre la nue-propriété il serait opportun que le législateur fiscal réécrive l’article 1133 du Code général des impôts en substituant au mot « réunion » le mot « extinction » :

L’article 1133 deviendrait : « Sous réserve des dispositions de l’article 1020, l’extinction de l’usufruit ne donne ouverture à aucun impôt ou taxe lorsque cette extinction a lieu par l’expiration du temps fixé pour l’usufruit ou par le décès de l’usufruitier ».

C’est tellement simple et tellement juste que l’on ne comprendrait pas que l’administration fiscale ne fasse pas sienne cette proposition.

Droit civil
Jean AULAGNIER

Jean AULAGNIER

Président de la Commission Pédagogique et Scientifique de l'AUREP

Coresponsable pédagogique du certificat ECP

Responsable pédagogique du certificat GPS